D'une Berge à l'Autre : Yolande / 2
En ce 31 décembre, Yolande était seule. Nullement affectée par l'absence de sa fille, invitée à célébrer l'arrivée de la nouvelle année chez une amie, elle n'avait qu'une hâte : s'affaler sur son divan, s'emmitoufler dans sa couette et se faire une orgie de popcorn en regardant la télévision.
Elle avait si rarement l'occasion de prendre du temps pour elle, qu'elle entendait bien oublier tous ses soucis sans se laisser déranger par quoi ou qui que ce soit. Et pourtant, malgré ses bonnes résolutions elle dut bien quitter son petit nid lorsque la sonnette retentit. Confuse d'être déjà vêtue de son pyjama bien que la soirée n'ait pas encore vraiment débuté, elle enfila son peignoir à la va-vite, et ouvrit la porte à un charmant jeune homme déguisé en héros du film *Blues Brothers*, qui sembla plus embarrassé qu'elle en la découvrant dans cette vieille patte d'un jaune improbable.
- Euh... Excusez-moi...
Avec un sourire cachant mal son amusement, il prit le temps d'enlever ses lunettes noires, avant de continuer en plongeant un regard franc dans celui de Yolande.
- ... Je suis votre nouveau voisin d'en face...
Depuis 15 ans qu'elle avait emménagé dans son appartement, jamais un nouvel arrivant n'était ainsi venu se présenter. Surprise par cette démarche inhabituelle, Yolande se trouva désemparée, à la recherche d'une parole d'accueil à peu près convenable.
- Ah oui, j'avais remarqué que l'appartement n'était plus vide...
Elle se sentit plus ridicule encore, en s'écoutant réciter une telle platitude. Mais le mal était fait, son sens de la répartie presque inexistant n'avait pas résisté à cette prise de contact sympathique. Aussi, tentant de garder un semblant de contenance, elle lâcha la poignée de porte pour tendre la main à l'inconnu.
- ... Alors soyez le bienvenu dans le quartier.
- Merci. C'est un plaisir de vous rencontrer, Madame.
Prise de court par la lueur étrange qui illumina soudain le regard de son interlocuteur, Yolande craignit être la victime d’une plaisanterie, ou le gage d’un pari stupide entre jeunes. Par réflexe elle chercha autour d’elle une caméra cachée, ou des copains hilares dissimulés dans les escaliers pour épier sa réaction, et ne fut pas plus rassurée en ne découvrant rien de suspect.
- En fait, je voulais vous avertir que j’ai invité des copains ce soir, poursuivit l’inconnu sans se départir de son sourire. Alors il risque d'y avoir un peu de bruit...
Plus encore interloquée par cette démarche, Yolande réprima difficilement son amusement, pour s’empresser de le rassurer.
- Vous êtes bien gentil de prévenir, mais ce n’était pas indispensable. Vous savez, ça fait toujours plaisir d’avoir un peu d’animation dans le quartier... surtout à Nouvel An... Mais merci quand même...
- De rien, c’est normal. Au fait, si vous voulez vous joindre à nous... ?
Par réflexe, comme à chaque fois qu'elle recevait une invitation inattendue, Yolande refusa la proposition sans même prendre le temps d'y réfléchir.
- Merci beaucoup, mais ce n’est pas mon truc. Je préfère rester tranquillement ici... Amusez-vous bien quand même.
C'était là la réponse qu'il semblait espérer, car il n'insista pas, et remit ses lunettes noires avant de prendre congé par une nouvelle poignée de mains et un sourire visiblement soulagé.
- Ouais, vous aussi. Et si vous changez d’avis, vous n’aurez qu’à suivre la musique... Y’a mon nom sur la porte : Raphaël Ochsner. Alors bonne soirée... et bonne année !
En refermant la porte, après avoir vu disparaître son sympathique voisin dans les escaliers, Yolande éprouva ce sentiment bien connu de regrets. Par sa faute encore une fois, elle était passée à côté de l'occasion de quitter sa forteresse…
Mais elle se connaissait. Même si elle avait accepté la proposition de ce Raphaël, elle savait qu’elle n’aurait pas profité de l’ambiance. Pire encore, rien que sa présence l’aurait assombrie. Malgré toute sa détermination, elle aurait été incapable de se lier aux autres, elle serait restée dans son coin sans parler à personne, à regarder les invités s’amuser, sans même oser s’avancer vers le buffet pour prendre un verre d’eau….
Rabat-joie et coincée. C'était ainsi qu'elle apparaissait aux yeux du monde. Et c’était vrai, elle ne savait pas montrer son enthousiasme, même si intérieurement elle était capable de s'écrouler de rire à des situations cocasses, et autres jeux de mots qu'elle était seule à trouver amusants.
Et à nouveau, en cette St Sylvestre chamboulée, elle se retrouvait seule dans son appartement, fixant la porte en commençant à douter de la réalité de cet intermède... D'autant plus que ce jeune homme avait eu une démarche plus qu’inhabituelle !
Toute entière à sa confusion, non seulement d'avoir reçu de la visite, mais surtout d'avoir ouvert dans une tenue aussi peu avenante, elle n'avait pas vraiment osé l'observer. Tout ce dont elle se souvenait était qu'il avoisinait le mètre quatre-vingt-cinq, et qu'il était bien en chair, sans être gras. Et ce physique imposant était encore rehaussé par un sourire charmeur qui devait lui assurer un succès certain auprès des filles... même s'il n'aurait vraisemblablement pas été engagé pour vanter les mérites d'une marque de dentifrice.
- Raphaël...
Doucement, craignant qu’il ne puisse l’entendre, Yolande ne fit que murmurer le prénom de son voisin. Elle le trouva magnifique de sensibilité, de fragilité. Il contrastait de manière si nette avec la force dégagée par le physique massif... que le tout lui parut relever de la poésie pure.
Fascinée par la complémentarité des deux facettes de la même personne, elle se prit à souhaiter faire plus ample connaissance avec lui. Pourtant traverser la rue pour aller se mêler aux invités dont les rires et la musique lui parvenaient malgré la fenêtre fermée, demeura au-dessus de ses forces.
Elle préféra rester chez elle, et passer la soirée à écouter de loin les chansons entraînantes, tout en regardant un programme vaguement divertissant à la télévision.
Suite de Yolande --->