D'une Berge à l'Autre : Yolande / 38

Publié le par Marie A

D'une Berge à l'Autre : Yolande / 38

- Tu veut savoir le pire ? C'est qu'à un moment donné, j'ai vraiment filé du mauvais coton...

Ils avaient repris leur marche côte à côte depuis quelques instants, chacun perdu dans ses pensées, lorsque Raphaël avait brisé le silence de sa voix habituelle, apparemment dégrisé.

- … J'avais 13 ans, et surtout un copain pas très recommandable… Sûrement que tu en avais aussi un comme ça dans ta classe, il y en a toujours un : le mec sympa, intelligent, un meneur et un semeur qui pouvait se permettre de foutre le bordel parce qu'il n'avait pas besoin de bosser pour avoir de bonnes notes…

- Ah oui, je vois de qui tu parles... C'est loin, mais c'est vrai que celui-là, je ne l'ai pas oublié. Il s'appelait Manuel…

- Le mien c'était Richard, mais le numéro était sûrement le même… Tu penses bien que pour un gamin comme moi, un type qui osait envoyer les profs sur les roses était un héros ! En tous cas, on s'est tout de suite entendus comme des larrons en foire. On est devenus inséparables... surtout pour faire des conneries en fait. Ça a commencé par des petits coups en douce : des vols de chocolats au kiosque, des graffitis sur la porte des toilettes des filles, des fenêtres cassées dans une maison abandonnée… tu vois le genre de déconnade…

Oh oui, elle voyait très bien : en fait tout ce qu'elle demandait chaque soir au Ciel de lui épargner de la part de sa fille.

- … Et un jour, on s'en est pris au petit bourge de la classe. Au début, c'était gentillet, on lui rackettait ses goûters, on lui ramassait son bonnet, on le coinçait dans les couloirs, juste pour l'emmerder…

S'il avait débuté son récit sur un ton badin, il n'était plus du tout aussi fier de lui au moment de s'asseoir sur un banc pour poursuivre plus gravement.

- … Son malheur, et le nôtre, a été d'avoir les dernières fringues à la mode. Son blouson nous faisait saliver, alors on le lui a ramassé. Le hic, c'est que c'était un soir d'hiver.

- Ah oui, quand même, murmura-t-elle prise au dépourvu par son récit.

- Ouais, c'était pas malin, reconnut-il en baissant la tête. Mais là, le gamin s'est enfin décidé à parler à ses parents. Et bien sûr, ça a fait tout une histoire.

- Ce qui était un peu normal, non ?

Ne sachant que faire, Yolande s'assit à côté de son compagnon, prête à offrir son épaule si ses révélations s'avéraient aussi douloureuses que son ton le laissait supposer.

- Je dis pas le contraire, même si sur le moment Richard et moi, on n'en menait pas large. Mais il faut avouer qu'on s'en est pas trop mal tiré. On a eu droit à une bonne savonnée de la part du directeur, et tous les mercredis après-midis en heures d'arrêt pendant deux mois. Le pire, ça a été d'aller présenter nos excuses au gamin et à ses parents. Ça, je peux te dire que ça n'a pas été une partie de plaisir... Mais c'était rien en comparaison de ce qui m'attendait à la maison… enfin au foyer...

Il avait parlé penché en avant, le regard fixé sur ses chaussures, relevant à peine les interventions de Yolande. Et soudain, comme si l'évocation de cette pénitence lui enlevait le poids de la culpabilité, il se redressa, s'installa plus confortablement sur le banc, rejetant sa tête en arrière pour embrasser la nuit du regard.

- Je me doutais bien que de ce côté-là, j'allais pas m'en tirer à si bon compte, poursuivit-il d'une voix plus amère. En revenant de l'entretien à l'école, j'ai été convoqué chez mon directeur. Comme depuis quelques mois, je plongeais à vitesse grand V, que je faisais connerie sur connerie et que mes notes atteignaient des profondeurs abyssales, je balisais un max au moment d'entrer dans le bureau de Jean-Phi…

- Tu avais peur qu'il t'envoie en exil en Suisse Allemande ? plaisanta Yolande, se souvenant des menaces brandies à son encontre par ses parents lorsqu'elle avait cet âge.

- C'est le genre de truc qui me foutait les boules, c'est sûr ! Mais après coup, j'aurais préféré que ce soit ça.

- Pourquoi ? Qu'est-ce qui pourrait être pire que de se retrouver garçon de ferme au fin fond de l'Appenzell ?

- Etre traité en adulte, tout simplement.

Involontairement, peut-être par fatigue, un petit rire spontané salua cette annonce proférée d'un ton lugubre.

- … Oh, tu peux te marrer, va ! Mais je vais te dire que ça ne m'a vraiment pas amusé ! Bon, j’étais solide, ça m'a foutu un coup de pied au cul…

La conversation prenait une tournure embarrassante pour Yolande. Elle aurait tellement aimé savoir que répondre, trouver les mots pour relativiser une confrontation qui le faisait visiblement encore souffrir tant d'années après. Alors qu'elle n'était capable que de rester bêtement à côté de Raphaël, la tête vide et le cœur débordant d'affection.

- … Ça faisait 3 ans que j'étais dans ce foyer, le dirlo me connaissait assez pour savoir comment me prendre. Il savait que j'étais pas différent des autres, que je vivais au jour le jour, sans m'inquiéter de l'avenir. Et c'est vrai que dans ma tête, à part le petit détail de mon origine, il n'y avait pas de différence avec mes copains...

Réalisant qu'elle ne comprenait pas où il voulait en venir, il passa la main dans ses cheveux en soupirant avant de poursuivre.

- … C'est là que Jean-Phi m'a fait comprendre concrètement ce que ça représentait d'avoir été abandonné. Ça, pour le coup il ne m'a pas ménagé ! Il a mis en parallèle mon statut et celui de Richard ; le fait que son père et sa mère l'avaient accompagné chez le dirlo de l'école, alors qu'avec moi j'avais juste une éduc, payée pour ça...

Il était évident que ce déballage le mettait mal à l'aise. Trop pour le poursuivre ainsi sur le banc. D'un mouvement rapide, il se releva et reprit sa route, sans même s'assurer qu'elle le suivait.

- … Et il a continué en disant que mon copain aurait toujours ses parents derrière lui. Alors que je n'avais plus que 5 ans avant d'être largué dans la nature…

- Oh mon Dieu, mais c'est d'une cruauté sans nom !

… Et surtout, à part stigmatiser encore plus un enfant déjà bien malmené par la vie, elle ne pouvait trouver une raison rationnelle à cette mise au point. Pourtant, Raphaël semblait considérer cet épisode comme une chose positive… A moins qu'elle n'ait rien compris…

- Sur le moment, ça a été vraiment rude c'est sûr ! avoua-t-il en lui adressant un petit sourire énigmatique. Mais avec le recul, Jean-Phi a dit exactement ce qu'il fallait au moment où il le fallait. Parce que ça a conditionné toute ma vie... Et si on oublie cette dernière année, ça m'a pas trop mal réussi.

- Je ne dis pas le contraire, mais ça n'empêche que c'est monstrueux de parler comme ça à un enfant sans un minimum de préparation ! Il y avait de quoi te bousiller !

- Jamais de la vie ! Réfléchis un peu : sans cet entretien, j'aurais continué à me vautrer dans mon cocon, sans imaginer que le jour de mes 18 ans tout s'arrêterait. Grâce à ça, j'ai eu le temps d'apprendre à anticiper, à faire des économies… à me débrouiller seul sans dépendre de quelqu'un. Et je ne remercierai jamais assez Jean-Phi pour ça ! Je te jure, c'est le plus grand cadeau qu'il ait pu me faire. Et je suis fier d'être indépendant, de n'avoir besoin de personne !

- Pourtant, Frédéric…

- Eh, j'ai pas dit que j'étais un solitaire ! J'adore être avec mes copains, mais je ne compte pas sur eux. Ils ont leur vie, j'ai la mienne, ils n'ont pas à me prendre en charge sous prétexte que j'ai été foutu à la poubelle…

Sans laisser à sa compagne le loisir de s'offusquer de ses paroles, il changea de conversation, en attrapant un bout de branche qui dépassait d'une haie.

- Ouais. Le discours de Jean-Phi m'a fait prendre des automatismes. Tu vois, ma bagnole par exemple : c'est vrai que c'est un modèle de luxe qui en jette, mais en vérité je l'ai choisie parce que je suis sûr qu'elle ne me laissera jamais en rade… Tu crois que je suis devenu ramoneur pour quelle raison ? Bon ok, le boulot me plaisait, mais la paie est bonne et surtout on n'a jamais entendu parler d'un collègue au chômage, ou alors c'est qu'il le cherchait… J'avoue, il m'arrive de faire des foires mémorables et pourtant avant d'arriver dans le quartier, les seules cuites à tomber que je me suis ramassées, c'était à l'armée quand je savais qu'il y aurait des mecs pour me secouer le lendemain…

Son bref coup d’œil après ces anecdotes bouleversa Yolande. Il paraissait sincèrement fier de ces qualités acquises à la suite de cet épisode peu glorieux… mais dans le même temps, elle se souvint de ses paroles, le jour de son anniversaire, et eut le cœur serré par tout ce qu'il taisait dans son récit : les larmes, les luttes, la détermination et la force que lui avait demandé cette conquête. Elle ne put que détourner le regard et se mordre les lèvres pour ne pas lui demander humblement pardon d'avoir autour d'elle autant de monde prêt à la soutenir en cas de coup dur...

- Ouais. Ma foi c'est comme ça. Comme on dit, à toute chose malheur est bon, conclut le jeune homme en jetant au loin son bout de bois. Bon, alors, t'en penses quoi ?

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Comment Raphaël l'a vécu --->

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Publié dans Yolande

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J
Où on comprend mieux le personnage de Raphaël...
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M
Et oui, comme disent les sages, on ne peut juger un homme sans avoir marché quelques km dans ses chaussures :-)
M
Ben je ne sais pas encore ce qu'elle en pense, mais je peux dire ce que moi j'en pense. Je comprends tout à fait le discours de Jean-Phi et je comprends qu'il a fait du bien à Raphaël, même s'il était très dur. J'aurais dit la même chose, parce que c'est le genre de choses qui fait réfléchir et surtout, agir. <br /> <br /> Alors comme ça... la Suisse Allemande fait peur aux enfants... :-))
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M
Mais que tes commentaires argumentés font plaisirs ! Merci de tout coeur.<br /> <br /> Pour l'apprentissage de l'allemand à la fin de l'école obligatoire (15 ans chez nous), c'est un peu passé de mode, mais en effet on est beaucoup à avoir eu cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes... et ça calmait tout de suite :-)