D'une Berge à l'Autre : Raphaël / 3

Publié le par Marie A

D'une Berge à l'Autre : Raphaël / 3

En ce premier véritable beau jour de printemps, Raphaël était de mauvaise humeur. Il regrettait d’avoir accepté toutes les bières et les apéros proposés par les clients, et le petit sandwich avalé pour son repas de midi n'avait pas aidé à assimiler tout cet alcool.

Il était *fait*, mais pas assez pour ne pas enrager et mesurer la gravité des dégâts, lorsque son hérisson mal arrimé passa sous les roues de sa voiture.

Par bonheur, le pneu n'avait pas souffert de l'incident, au contraire de son instrument de travail dont le manche s'était brisé net. Il n'avait d'autre choix que de rentrer à l'atelier pour changer de matériel, ce qui allait retarder sa tournée et lui valoir les reproches des clients qui l'attendaient avec impatience, grelottant de froid dans leur logement privé de chauffage en prévision de son passage. Tout cela ajouté à la colère de son patron... et au fait que depuis un récent cambriolage l’accès à l'atelier devait passer par Madame…

C'était là le plus ennuyeux !

Il n'appréciait pas franchement la femme du patron... Elle le mettait mal à l'aise avec sa façon de regarder ses ouvriers de haut ; de toucher du bout des doigts tout ce qui venait des employés, y compris l'argent liquide à la fin de la journée ; à l'expression répugnée qu'elle arborait chaque fois qu'elle devait mettre un pied dans l'atelier. Mais s'il voulait finir son programme de la journée, il n'avait pas le choix. Il n’avait plus qu’à débarbouiller du mieux qu’il pouvait ses mains et son visage couverts de suie, avant de se lancer à l’assaut de la villa.

Il arrivait au haut des trois marches extérieures, lorsqu'une voix d'enfant attira son attention. Colombophile averti, le maître ramoneur avait installé au fond de son jardin une volière devant laquelle tous les enfants du village s’arrêtaient en se rendant au jardin public du quartier. Ce jour-là, une fillette n’avait pas dérogé à la tradition. Elle s'extasiait et détaillait la toque de plumes posée sur le crâne d'un volatile, pendant qu'une femme lui répondait patiemment, avec une tendresse qui bouleversa Raphaël.

A nouveau, comme à chaque rencontre fortuite, l’émotion le fit tressaillir. C’était Elle ! Avec douceur et beaucoup d'affection, Elle avait assis la petite sur un montant de pierre, et parlait, la joue contre celle de l'enfant, les bras entourant son corps pour la préserver d'une chute...

La scène était touchante, et mit Raphaël dans un état que son début d'ébriété n'aida pas à réprimer. Toute cette tendresse qu'Elle distribuait à cette étrangère le retourna, fit gonfler cette boule tapie au fond de sa gorge, resserra l'étau fixé autour de son estomac, et brouilla sa vue. Il aurait tant voulu être à la place de la gamine ! Que ce soit avec sa fille -cette peste qui n'avait rien compris et qui n'avait aucune idée de la chance qu'elle avait- ou avec cette petite inconnue qu'Elle couvait comme si elle était sienne, Elle paraissait si parfaite...

Alors qu'à lui…

Bien sûr, Elle était polie quand Elle le croisait ; s'il engageait la conversation, Elle lui répondait amicalement, parfois même avec un sourire...

Mais c'était si peu ! Il aurait voulu pouvoir entrer chez Elle, et tout apprendre à son sujet, goûter à sa cuisine, s'asseoir à côté d'Elle sur le canapé pour regarder la télévision... toutes ces petites choses apparemment anodines, mais qui pour lui était synonyme de bonheur.

Il avait beau se raisonner, se dire qu'il ne devait pas aller trop vite, que 27 ans d'indifférence ne se rattrapait pas en deux mois, il n'en pouvait plus d'espérer ce jour où...

- Tiens, Raphaël. Qu'est-ce qui se passe ? Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Trop occupé à se lamenter sur la lenteur des événements, il n'avait pas remarqué l'arrivée de la femme de son patron. De surprise, décontenancé par l'inquiétude perceptible dans le ton ordinairement hautain, le brouillard qui embuait sa raison s'évapora, et lui fit prendre conscience que malgré ses efforts, une larme avait roulé sur sa joue et zébré son visage noirci.

- Non, non, tout va bien, murmura-t-il en sortant précipitamment son mouchoir. J'ai eu un problème avec le manche de mon hérisson... Est-ce que vous avez la clé de l'atelier, s'il vous plaît ?

- Mais certainement. Attendez deux minutes, que je porte mes courses à l'intérieur...

- Vous désirez de l'aide ?

- Non, ce n'est pas nécessaire. Restez là, j'arrive.

Pour une fois, Raphaël se réjouit de la réponse sèche de sa patronne, qui lui permit de retourner à l'observation des deux promeneuses. Mais à son désarroi, plus personne ne s'extasiait devant la volière. Elle avait profité de cet intermède pour emmener sa protégée ailleurs, sans le voir... sans même le saluer...

Poussé par le dépit de ne pas avoir été remarqué, il s'autorisa alors à descendre une nouvelle bière avant de reprendre sa tournée, en espérant pouvoir oublier ses sombres pensées avec les remarques désobligeantes de ceux qui l'attendaient depuis une heure.

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J
Le temps passe, le temps passe...
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M
... mais tant que Raphaël n'entreprend rien, il ne risque rien...
M
Ah ça, pour sûr qu'il ne va pas trop vite, notre Raphaël. Il a laissé passé presque trois mois sans rien entreprendre. Bon, il s'est pris un vent à la Saint-Sylvestre, mais quand même...<br /> Maintenant que les beaux jours arrivent, va falloir se lancer :-)
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M
Oh que oui ! Mais ça demande du courage... et le temps passe vite quand on remet au lendemain ;-)