Au Rendez-Vous... : Aimée 11/2

Publié le par Marie A

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Aimée était sur la terrasse, et admirait pensivement le paysage grandiose et nouveau pour elle des Préalpes fribourgeoises se reflétant dans le lac artificiel de la Gruyère, lorsque enfin la cloche de fin des cours sonna, permettant à Sœur Bénédicte de rejoindre sa fille.

- C’est beau, n’est-ce pas ? murmura-t-elle, en s’avançant d’un pas feutré pour s’accouder à la balustrade à côté de son enfant. C’est un spectacle dont je ne me lasse pas. Il va y avoir 6 ans que toute la région s’est métamorphosée, et chaque matin, je rends grâce au Ciel devant tant de beauté ! J’ai pourtant eu de la peine à m’y faire. Quand l’eau a commencé à engloutir les premiers villages, j’ai beaucoup pleuré et prié pour ces pauvres familles obligées de tout abandonner... La région était si belle avant... Je ne voyais pas quel progrès pouvait expliquer un si grand sacrifice... Comme quoi, ce qui paraît un mal peut parfois se révéler positif.

Ça y était, le temps des explications était arrivé !

Aimée l’attendait depuis son entrée dans le domaine. Elle savait qu’à un moment ou à un autre, sa mère aborderait le sujet. Que les reproches, bien que mérités, viendraient briser le bonheur de leurs retrouvailles. Elle avait craint cet instant, la façon dont Sœur Bénédicte choisirait de lui parler de ses sentiments… Aussi, elle accueillit avec un intense soulagement cette remarque concernant l’impact du barrage sur la région, qui lui parut comme une manière détournée de lui expliquer le long chemin qu’elle avait dû faire pour réussir à accepter le destin de sa fille et l’accueillir avec un amour intact.

- Est-ce que tu es heureuse ?

Ce n’était pas une question uniquement maternelle préoccupée par le bien-être de son enfant. Du moins, ce ne fut pas la façon dont la jeune femme la perçut. Au contraire, elle sentit que la réponse déciderait de la suite de la conversation, de leurs relations futures, de l’acceptation ou non de son mari en ces lieux...

- Je sais que je ne devrais pas l'avouer, mais je me dois d’être honnête... Oui !... Oui, je suis heureuse ! Je me sens enfin utile dans ce monde…

Et c’était vrai !

Depuis sa naissance, tous les êtres qui l’avaient aimée et protégée s’étaient posés la même question, avaient cherché à comprendre pourquoi l’Être Suprême l’avait déposée dans ce milieu voué à la pratique religieuse. Et la vie venait de lui donner la réponse d'une manière éclatante.

Aimée avait trouvé sa voie. Aidée involontairement par le Tsar, elle avait rencontré son destin. Elle avait su dépasser les interdits et les jugements hâtifs pour ouvrir son cœur et appliquer la Parole du Christ telle qu’Il l’avait enseignée. Et elle en retirait une telle joie, un tel bien-être, qu’elle ne pouvait imaginer être désapprouvée par Celui en qui elle croyait toujours.

Mais elle ne sut comment exprimer sa conviction sans paraître blasphémer aux yeux de la diaconesse rigide qu’était sa mère. Aussi, elle n’ajouta rien, et s’apprêta à voir la déception et le rejet envahir le visage ordinairement si compréhensif.

- Alors c’est bien, murmura cependant Sœur Bénédicte d’une voix sereine. Est-ce que tu as gardé la foi ?

- Retrouvée est plus correct. Et chaque jour plus présente, plus intense. C’est vrai que je l’ai perdue… Que je mesuis perdue, quand...

Elle ne termina pas sa phrase. Soudain submergée par des émotions contradictoires, par le soulagement de sentir l’absolution de sa mère mêlé au remords ineffaçable de son dernier après-midi chez les Robert, elle éclata en sanglots.

- Je m’en veux tellement de ce qui s’est passé, soupira-t-elle, en se réfugiant entre les bras sécurisants ouverts à cet effet. Est-ce que vous savez si Bernard... ?

- Sois rassurée, il ne garde qu’une longue cicatrice de son accident, mais grâce au Ciel, il n'a aucune séquelle… Et Madame Justine a donné le jour à un petit Richard, la nuit après ton départ…

- Je suis si lâche... Je n’ai jamais eu le courage de prendre des nouvelles... Vous devez tous tellement me maudire, pour ce que j’ai fait...

Elle se désola, se lamenta bruyamment comme une petite fille à la recherche de consolation, au mépris total de tout ce que lui avait appris le Tsar, de tout ce qu’il lui avait jamais demandé ! Car il ne supportait pas les pleurnicheries, et n’avait aucune indulgence pour celui qui montrait sa faiblesse de la sorte... Il était en cela très semblable à Sœur Bénédicte, qui s’impatienta rapidement en voyant sa fille se complaire dans son rôle de victime.

- Ils ont eu de la peine à te pardonner, c’est vrai, interrompit durement celle-ci. Tu as fait quelque chose de très grave, et je ne parle pas seulement de la santé de Bernard, ou des complications que l’accouchement prématuré a provoquées chez le bébé et sa mère. Tu sais, je crois que Madame Justine et Monsieur Gilbert auraient compris, et t’auraient pardonnée si tu n’avais pas profité de leur absence pour te perdre avec cet homme. Ils auraient même accepté la fatalité, s’il s’était agi de ton fiancé.

- Ma Sœur, si vous saviez. Il m’avait envoûtée. Il n’y avait plus que lui qui comptait. J’aurais vraiment fait n’importe quoi pour rester avec lui. Si le Tsar ne m’avait pas tirée de là, maintenant je serais vraiment perdue.

Puisque le sujet était lancé, et que la religieuse avait visiblement de la peine à supporter ce récit d’une perdition digne d’un conte de Noël larmoyant, Aimée tourna le dos au regard empli de reproches contenus, et traversa la terrasse pour plonger son regard dans la mare du parc.

- Le Tsar ? interrogea alors sèchement Sœur Bénédicte, tout aussi incapable de faire face à sa fille. Ton mari n’a-t-il donc pas un prénom comme tout le monde ?

- Bien sûr. Mais quand vous le verrez, vous comprendrez pourquoi personne ne l’utilise. Mon homme est un vrai Tsar. C’est un seigneur, autant dans son comportement que d...

- Un peu de retenue ma fille... Que tu sois tombée sous la coupe de cet homme est une chose, mais que tu le glorifies ainsi devant moi en est une autre !

Tout avait pourtant si bien commencé ! Aimée avait cru au miracle, à la capacité de compréhension de sa mère. Et voilà qu’elle ne pouvait plus espérer. Sœur Bénédicte lui en voulait. Elle lui reprochait sa faiblesse, son existence, ce bonheur qu’elle affichait si ouvertement. Il était évident que malgré tout l’amour qu’elle avait pour son enfant, la religieuse ne pouvait considérer son destin comme le fruit de la Volonté Divine.

- Excusez-moi, Sœur Bénédicte, protesta-t-elle alors, préférant faire front et se disculper plutôt que baisser la tête pour recevoir le jugement impitoyable. Je n’avais pas l’intention de vous manquer de respect. Mais vous savez, tout est facile pour vous ! Depuis votre école pour privilégiées, vous voyez les choses différemment. Ce qui vous parvient est blanc ou noir, le bien et le mal sont clairement séparés. Mais si vous conservez vos critères dans le milieu que je fréquente, vous ne pouvez pas survivre. Tout est gris au dehors. Même au cœur de la pire ordure, on peut trouver un trésor, pour autant qu’on le recherche... Mais je suis sotte, vous connaissez cela aussi. En tant que missionnaire, vous devez avoir connu cela...

Sœur Bénédicte ne sut pas si ce qui l’étonna le plus dans la plaidoirie de sa fille fut de la voir faire preuve de caractère, ou de l’entendre remémorer un passé presque oublié. Cependant, remise face aux souvenirs de ses années africaines, touchée par le regard brillant de conviction qui la fixait, elle se rappela l’enthousiasme juvénile qui l’avait conduite à s’engager pour aller apporter la Bonne Nouvelle aux *sauvages*.

- Tu as peut-être raison, mon enfant, concéda-t-elle avec un soupir, avant de la rejoindre. Mon jugement doit être faussé par le cocon douillet dans lequel j’évolue désormais. C’est vrai qu’il y a quelque chose hors des murs de cette demeure. Qui suis-je pour juger de ta conduite ? Après tout, n’appelle-t-on pas ce que tu fais le plus vieux métier du monde ? Si des femmes comme toi existent depuis toujours, peut-être est-ce parce qu’elles bénéficient du regard bienveillant du Créateur... Pardonne-moi, ma grande fille, je n’aurais pas dû te reprocher ta conduite. Seul le Ciel peut te pardonner ou te condamner. Moi, je ne peux qu’accepter, et t’aimer ! Parce que s’il y a une chose dont tu ne pourras jamais douter, c’est de tout l’amour que j’éprouve pour toi, mon petit Cadeau du ciel.

C’était là tout ce que la religieuse pouvait donner à son enfant : son acceptation et son amour.

Sur le moment, Aimée aurait voulu beaucoup plus, une bénédiction, un pardon, quelque chose pour lui prouver que sa vie de débauche n’avait aucune importance aux yeux de celle qui lui avait donné le jour, à la place de cette tolérance presque insupportable. Mais elle savait qu’elle était trop gourmande, qu’un miracle s’était déjà produit le jour où elle avait reçu la lettre l’invitant à retourner au pensionnat. Pourquoi toujours chercher à décrocher la lune ? L’important n’était-il pas d’avoir retrouvé les bras, le sourire, la tendresse de Sœur Bénédicte ?

- J’avais si peur que vous me fermiez votre porte... Que vous me reniiez... Sincèrement, j’aurais vraiment voulu vous ressembler, suivre la voie que vous aviez tracée pour moi ! Vous aviez raison, le jour où vous m’avez tout raconté concernant ma naissance. Il y a deux Aimée en moi, et malheureusement, la partie héritée de mon père est la plus forte. Bien avant qu’Henri entre dans ma vie, je l’avais déjà compris. J’ai fait de mon mieux, votre moitié a lutté longtemps, mais j’en étais arrivée à haïr la vie religieuse. J’avais l’impression d’être en prison... inutile. Je dépérissais vraiment… D’autant plus que je savais que je trahissais votre confiance... Oui, en un sens, Sœur Maria m’a sauvé la vie, en m’envoyant chez Monsieur Robert.

- Et tu n’imagines pas à quel point !

Alarmée par le ton subitement grave de Sœur Bénédicte, Aimée oublia le souvenir des tourments qui l’avaient animée durant cette période, pour regarder sa génitrice avec inquiétude. Qu’est-ce qui lui avait donc encore été caché ? Quel danger avait-elle couru qui puisse réussir à faire oublier à sa mère la déception causée par sa débauche ? Car elle ne rêvait pas, sa profession ne paraissait avoir plus aucune importance, n’être plus qu’une anecdote malencontreuse, comme le confirma la poursuite de la conversation.

- Ne te fais pas d’illusions, s’il n’y avait pas eu la guerre, ni ces abominables nazis jusqu’au cœur de Paris, c’est à Sœur Aimée que je serais en train de parler aujourd’hui. De gré ou de force, tu aurais revêtu le voile, et tu aurais fini par t’y faire...

- Comment ça ? Je ne comprends pas. N’était-ce pas justement pour que je puisse prendre ma propre décision que j’ai quitté le sanatorium ?

- C’est ce que Sœur Maria a voulu te faire croire pour ne pas t’inquiéter, en effet. Mais en fait, elle a profité de ce prétexte pour t’éloigner de France, pour te protéger... Viens ma fille, allons dans mon bureau, et je te raconterai.

Aimée aurait préféré, telle *sœur Anne*, rester sur la terrasse pour être la première à apercevoir l’arrivée du Tsar, mais elle n’eut d’autre choix que de suivre sa mère, avec plus de curiosité que d’inquiétude. Après avoir surmonté l’épreuve du jugement, elle se sentait prête à tout entendre, tout accepter, puisque ce récit ne changerait rien de son présent !

- Tiens, prends place sur cette chaise, ma petite, et dis-moi. Est-ce que tu te souviens de la guerre ?

Se souvenir de la guerre ?! Comment aurait-elle pu oublier Richebourg, la bataille, les coups de feu ? Les morts, les blessés appelant leur mère ? Les sirènes au cœur de la nuit ? Et les cauchemars qui la réveillaient encore régulièrement ?

- ... Je ne te parle pas des affrontements, c’est insoutenable et ça marque à vie, précisa la religieuse, devant l’horreur qui s’afficha involontairement sur le visage de sa fille. Non, je te parle de ce qu’il y a eu après, de l’atmosphère, de la vie quotidienne.

- Eh bien, je dois avouer que c’est un peu confus. Vous savez : traire les vaches, élever les poules et les cochons et cultiver les légumes en plus de notre travail nous prenait trop de temps pour qu’on ait encore l’énergie de s’intéresser à ce qui se passait dehors. Mais pourquoi ? Quel rapport y a-t-il entre tout cela et moi ?

Était-elle donc aussi stupide et naïve que le sourire indulgent de Sœur Bénédicte sembla le laisser entendre ? Qu’aurait-elle dû remarquer, de quoi aurait-elle eu à souffrir, à part d’un ennui mortel devant les tonnes de légumes à éplucher ?!

- Ma pauvre chérie. Tu étais si jeune, si innocente. Et pourtant, tu as couru un grand danger. Maintenant aux yeux de tout le monde, tu es merveilleusement belle. Mais tu portes sur toi la preuve de ton origine étrangère. Tu possèdes certains traits qui sont à l’opposé de ceux des Aryens. En ce temps-là, il n’en fallait pas plus pour que les Français bon teint s’étonnent de ta présence au sanatorium, pour qu’ils se croient habilités à douter de ton appartenance à notre ordre. A la même époque, des bruits commençaient à courir. On ne parlait pas encore des camps de concentration, mais il était question de bastonnades, d’arrestations sommaires, de disparitions... Et c’est à cause de certaines médisances parvenues à son oreille, que Sœur Maria a pris peur pour toi, et qu’elle a cherché à te rapatrier. C’est ainsi que ton sort s’est scellé, et que ton destin t’a rencontré. Ni Sœur Maria ni moi ne nous doutions qu’ainsi nous te perdrions... Mais je remercie le Ciel de t’avoir gardée en vie, et avec d’autant plus de ferveur depuis que l’abomination a été découverte.

- Comment… Vous voulez dire que les Allemands auraient pu me... ?

Aimée s’était préparée à entendre une confession, un aveu ou une histoire de religion... Mais surtout pas ce récit d’un sauvetage.

Étourdie, elle s’approcha de la fenêtre à travers laquelle apparaissait son reflet, qu’elle étudia d’un oeil neuf. Jamais encore, elle n’avait remarqué à quel point ses traits trahissaient son origine Nord-africaine…

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Commenter cet article
M
<br /> <br /> Je suis aussi naïf qu'Aimée car je n'avais pas fait le rapprochement.<br /> <br /> <br /> Maintenant, je me demande si le Tsar va venir et si oui (et j'espère que oui), comment va se dérouler l'entretien ?<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Suspense suspense... la réponse ces prochains jours !<br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> <br /> Un épisode qui se conclut sur une révélation inattendue qui fait voir certains événements précédents d'un oeil nouveau ! Bravo !<br /> <br /> <br /> Vivement la suite !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Tu dois être loin d'imaginer à quel point ton commentaire me comble ! Merci, fidèle lecteur <br /> <br /> <br /> <br />