Au Rendez-Vous... : Aimée 11/4

Publié le par Marie A

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Le regard énigmatique, l’indexe caressant machinalement la longue cicatrice qui ornait la base de son pouce, Nicolas détourna son attention du visage paisible d’Aimée, qui s’était endormie au milieu de sa prière quotidienne. Avec un soupir imperceptible, il sortit silencieusement de la chambre, après avoir troqué son pyjama de coton pour son costume noir. Profitant de l'heure tardive, qui évitait une rencontre impromptue et indésirable avec des élèves, il se rendit à la bibliothèque située à côté de la salle à manger, avec l'espoir de trouver un livre intéressant au milieu des ouvrages à caractères religieux.

Il furetait à la recherche d'un récit pouvant lui passer le temps durant quelques heures, lorsque le silence de la pièce fut troublé par l'arrivée de la directrice...

Ni l’un ni l’autre ne s’attendait à se rencontrer à une heure aussi indue, ce fut pourquoi, après un premier mouvement de recul, ils échangèrent un regard d’abord méfiant, puis plus amical.

- Bonsoir ! J’ignorais que je n’étais pas le seul oiseau de nuit. Excusez-moi, je remets seulement ceci en place et je m’en vais, murmura Sœur Bénédicte, mal à l’aise de se retrouver face à cet homme peu rassurant.

- Vous êtes chez vous, répondit-il laconiquement sans lever les yeux de l’atlas de géographie qu’il s’était remis à feuilleter.

Vaincue par cette logique implacable énoncée d’un ton légèrement ironique, la religieuse revint alors à la charge, sincèrement intéressée.

- Vous trouvez votre bonheur ? Ici, c’est le rayon des manuels scolaires. Nous n’avons pas grand choix en matière de romans profanes, mais là-bas, vous trouverez quelques grandes œuvres de la littérature...

- Vous avez des biographies ?

En fait, il se serait jeté sur n’importe quel *pavé* capable de lui occuper l’esprit, mais il s’était promis de faire des efforts pour être agréable...

- Peut-être que vous apprécierez les carnets d’une missionnaire qui a travaillé aux côtés d’Albert Schweitzer... C’est le plus original que je puisse vous proposer. Sinon il y a les classiques là-bas, près du bureau. J’ai beaucoup aimé les récits de voyage de Rousseau.

- Merci, je connais déjà... Où avez-vous dit que je pourrais trouver les carnets ?

Docilement il suivit son aînée, qui le conduisit au fond de la pièce où une étagère vitrée protégeait quelques manuscrits précieux.

- Tenez, les voici. Cela me fait plaisir de voir quelqu’un venir ici spontanément, et pas sur ordre d’un professeur... Aimée a beaucoup de qualités, mais il faut avouer que ce n’est pas la salle qu’elle fréquentait le plus assidûment...

- Ce n’est pas moi qui vous contredirai, répliqua le Tsar, en esquissant un sourire énigmatique. C’est vrai qu’elle est plus douée pour la broderie et le tricot…

Ils se comprenaient. Ils étaient en confiance, réunis par les sentiments qu’ils avaient en commun pour la jeune femme qui dormait du sommeil du juste, un étage plus haut. Et grâce à la lampe à pétrole posée sur le rebord de la fenêtre, une intimité rassurante s’établit entre eux, au point que Sœur Bénédicte trouva le courage de poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis qu’il lui avait été présenté.

- Est-ce que vous l’aimez ?

Si elle avait été seule, et non pas protégée par sa foi inébranlable, Sœur Bénédicte aurait battu en retraite, terrifiée par le regard glacé qui la transperça avant même qu’elle ait eu le temps de refermer la bouche.

Sur le moment en effet, le Tsar faillit s’emporter, traiter cette grand-mère avec tout le mépris qu’elle lui inspirait.

S’il aimait sa femme ?!

Est-ce que l’on demandait au poisson s’il aimait l’eau, au jour s’il aimait le soleil, au pain s’il aimait la farine ? Tout cela était si dérisoire, si futile, par rapport à...

- J’ai besoin d’elle, murmura-t-il pourtant, soudain calmé, conscient que son interlocutrice ne pouvait imaginer qu’Aimée était son ciel, sa vie, sa joie, son oxygène ; qu’avant elle il végétait, il errait sans but, uniquement occupé à ne pas mourir.

Non, il ne le dit pas. Il se tut, indifférent à l’interprétation qu’elle ferait de sa réponse. Pourquoi donc s’inquiéterait-il de passer pour un profiteur, pour un fainéant à la recherche d’un moyen de vivre sans fatigue ? Il savait, lui, que cela n’avait rien à voir... que s’il avait eu le choix...

Louise n’aurait eu aucune hésitation. Elle aurait condamné son petit-fils sans appel. Elle l’aurait vouée aux gémonies sans autre forme de procès. Mais l’âge était son seul point commun avec Sœur Bénédicte. Celle-ci sut écouter son cœur, l’émotion qui étreignit sa gorge et lui noua l’estomac en ressentant la douleur, la conviction contenue dans la voix extraordinaire. Elle attribua à cette confession la signification donnée par Nicolas, et pressentit le drame que cette simple phrase dissimulait.

- Mais alors, pourquoi avoir fait d’elle ce que vous en avez fait ? Pourquoi l’avoir mise sur le trottoir ?

Nicolas s’attendait à cette question, il était certain d’entendre ces mots un jour ou l’autre. Il avait une réponse toute prête, capable de clouer le bec de l’indiscret. Mais il s’était préparé à être interrogé avec brutalité, à être traité en accusé. Alors que Sœur Bénédicte avait la voix douce, compréhensive... Elle ne le jugeait pas, elle ne l’agressait pas, et ce fut pourquoi il fut déstabilisé.

Pour la première fois de sa vie, il éprouva le besoin d’être totalement honnête, de se justifier, d’exprimer à haute voix ce secret qu’il gardait depuis si longtemps au fond de lui, cette vérité qu’il n’avait même encore jamais formulée consciemment, celle qu’il n’avait jamais vraiment admise...

Oui, il devait le dire ! Faire ce qu’il n’avait jamais osé faire. Si quelqu'un pouvait le comprendre, c'était cette religieuse, il le savait confusément. Mais malgré tout, il ne put soutenir ce regard pur, cette âme immaculée qui lui faisait face, et il tourna le dos à la pitié qui commençait déjà à s’afficher sur le visage empreint de compassion.

- … Je ne suis plus un homme.

Subitement il oublia l’heure, l’endroit. Il revécu son réveil trois jours après l’explosion de la mine ; cette douleur insupportable ; l’attente interminable au milieu des râles, des gémissements et des cris avant qu’une infirmière daigne venir lui expliquer ce qui lui était arrivé, et lui faire une injection de morphine.

Il revit le visage détaché du médecin venu lui expliquer qu’un éclat de métal avait labouré son bas-ventre. Il l’entendit à nouveau déclarer froidement qu’il avait de la chance d’être en vie et en possession de tous ses membres, mais qu’il pourrait s’estimer heureux si un artiste réussissait à lui reconstituer un semblant de canal urinaire…

Venus du plus profond de ses cauchemars, il retrouva l’odeur infecte, les bruits, la douleur incessante, l’impression d’être déchiré, écartelé, pulvérisé... Et la peur ! Cette peur paralysante de l’inconnu, du contact, de se retrouver dans ce lit maculé de taches de sang, à la merci des infirmières et de leurs mains agressives

Et la solitude face à l’indicible ! Cette vérité assénée par l’aumônier, d’avoir été puni par là où il avait pêché.

Et pire que tout, il retrouva les affres du manque, les mois passés dans un état second, l’esprit embrumé par des doses de plus en plus grandes de morphine… et les semaines infernales de la désintoxication…

 

Il y avait bientôt 8 ans de cela.

8 ans qu’il avait perdu cet unique lien qui le rattachait à la normalité, qui lui procurait un semblant de plaisir, d’affection...

Non !!!

Il fallait qu’il se secoue, qu’il continue de parler pour ne pas s’effondrer, pour ne pas se laisser vaincre par la nausée et le désespoir !

- Aimée est faite pour et par l’amour, réussit-il à articuler calmement, après avoir levé un regard mal assuré sur celle qui l’écoutait avec sympathie. Elle a besoin de contact physique, charnel... Elle a besoin d'un homme, un vrai, en pleine possession de ses moyens... et pas d'un demi mari...

- Pourquoi alors la maintenir prisonnière auprès de vous ?

- Parce que je suis un égoïste ! Parce que depuis que je l’ai aperçue la première fois, je ne vis que pour et à travers elle !

Comment ne comprenait-elle donc pas qu’il avait besoin d’Aimée pour garder la raison, pour avoir la force de se lever le matin, de continuer à lutter chaque minute pour ne pas se laisser engloutir dans l’enfer qui le cernait ? Son Dieu ne pouvait-Il pas lui expliquer qu’Il avait envoyé Son ange pour le sauver, lui ? Ne pouvait-elle pas, juste une seconde, oublier le sort d’Aimée et se mettre à sa place à lui ?

Mais peut-être essayait-elle de le faire, justement, comme le prouva l’intérêt qu’elle manifesta, après lui avoir donné le temps de retrouver le contrôle de ses émotions.

- Mon enfant... Après tout ce que vous venez de révéler... Comment pouvez-vous supporter de la pousser à travailler, de la savoir en train d’avoir des rapports physiques avec d’autres hommes ?

- C’est le prix à payer pour la garder avec moi, expliqua-t-il doucement, en laissant enfin le regard bienveillant de la religieuse sonder son âme. Je sais que si je ne la force pas à travailler, si je la garde pure et chaste comme vous souhaitez qu’elle le soit, je la perdrai. Elle fait partie de cette race de femmes qui ont besoin de *ça*... Et je préfère que pour elle ce soit une affaire purement physique avec une dizaine d’inconnus, plutôt qu’une relation affective avec un seul amant... Et voyez-vous, j’estime que j’ai le droit de demander une compensation pour le sacrifice que je fais. Bien sûr, c’est évident que jamais aucune somme d’argent ne réussira à racheter ce que j’ai perdu...

... Mais il n’allait pas laisser les autres profiter gratuitement de ce qui lui appartenait !!!

Sans cet instinct de survie qui constituait sa seconde nature, Nicolas se serait effondré. Jeter ainsi du sel sur cette plaie béante incapable de cicatriser avait été trop douloureux ! Il n’aurait pas eu la force de remettre tout seul ces compresses dérisoires qu’étaient le déni et l’expiation. Il aurait tout abandonné pour aller se perdre dans ce monde sans conscience qu’il repoussait avec tant d’acharnement. Mais miraculeusement, au moment où il se sentait perdu, le Tsar était revenu pour le protéger. Avec son pragmatisme froid, sa logique implacable, cette intellectualisation qui étouffait toute émotion et ce réalisme inquiétant.

Comme un naufragé, il s’accrocha désespérément à ce sursaut de raison qui le ramena dans son univers rassurant, uniquement et bassement matériel, dans cette dimension qui était la sienne, où son existence ne valait que par l’image que les autres avaient de lui. Et il reprit pied. Il retrouva sa dignité, sa tranquillité d’esprit, sous les yeux fascinés de Sœur Bénédicte.

Celle-ci vit la flamme de révolte, d’incompréhension, de souffrance, s’éteindre dans le regard fiévreux. Elle observa, les larmes aux yeux et le cœur empli de compassion, comment la glace et l’indifférence reprenaient possession de cette âme déchirée, et redressait la silhouette voûtée, écrasée par la fatalité. De même elle aurait juré avoir ressenti le moment où il claqua la porte blindée de ses sentiments…

- Est-ce qu’Aimée sait tout ce que vous venez de me dire ?

Elle allait le perdre ! Les quelques minutes de sincérité, de communion accordées par le Seigneur allaient s’éteindre. Il allait redevenir froid, intouchable, inabordable. Elle ne voulait, elle ne pouvait pas le laisser partir comme cela, sans avoir pu l’aider, soulager un minimum de sa souffrance ou lui donner un semblant d’espoir.

- Sa haine est infiniment plus supportable que son mépris... Merci pour les carnets.

La conversation était terminée. Après un dernier regard pénétrant adressé à la religieuse, Nicolas repartit, fier, digne, en direction de sa chambre, comme si rien ne s’était passé, comme s’ils n’avaient parlé que de la météo ou échangé une recette de confiture. Alors que sa voix résonnait encore aux oreilles de la religieuse, si douloureuse, si proche du désespoir...

Il s’en alla en silence, laissant Sœur Bénédicte debout à côté de l’armoire vitrée, partagée entre l’admiration et la pitié devant cette volonté d’acier, qui avait réussi à surmonter cette terrible réalité.

- Que Le Seigneur te protège, mon petit, murmura-t-elle alors, trop doucement pour pouvoir être entendue.

 

Comme chaque nuit, Aimée fut très vaguement consciente du moment où son mari se décida à éteindre la lumière pour tenter de s’endormir à son tour. L’obscurité soudaine, le grincement du matelas, le bruit du coussin tapoté pour le regonfler, tout cela lui était si familier qu’elle n’y accordait plus aucune attention.

Mais ce soir-là, contrairement aux autres jours, un mouvement inhabituel l’alerta, puis la réveilla tout à fait, lorsqu’elle réalisa que très doucement, délicatement, Nicolas enroulait ses doigts autour de sa main inerte.

Et ce simple geste timide, ce premier élan de tendresse volontaire et spontané du Tsar envers sa femme, apporta à celle-ci un extase dont elle avait oublié jusqu’à l’existence, qu’elle n’avait vécu que quelques fois, lors d’ébats torrides avec son Henri du temps où il était encore sobre !

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M
<br /> <br /> Mais que tu es cruelle !!... non je plaisante :)<br /> <br /> <br /> Eh bien, que de rebondissements !! Je me demandais justement quand est-ce qu'on allait reparler de la mine...<br /> <br /> <br /> Excellent et émouvant échange entre Soeur Bénédicte et le Tsar. C'est que notre chère Soeur sait y faire pour faire parler le Tsar.<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Rien n'est plus puissant que l'amour et la foi pour percer les murailles <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> <br /> Révélation inattendue qui explique bien des choses ! Ton récit est vraiment très bien construit !<br /> <br /> <br /> Vivement la suite !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Que voilà un beau compliment... je m'attendais plutôt à un *Mais que tu es cruelle !*...<br /> <br /> <br /> <br />