D'une Berge à l'Autre : Raphaël / 36

Publié le par Marie A

D'une Berge à l'Autre : Raphaël / 36

- Tu permets que j'entre ?

Raphaël avait perdu la notion du temps et de l'espace. Perdu dans ses sombres pensées, il s'était laissé choir au fond de sa chambre, le regard fixant le plafond sans le voir. Instinctivement il avait retrouvé cette habitude prise lors de son hospitalisation, de faire le vide total en lui pour ne pas souffrir. Aussi l'arrivée inopinée de Cédrine, qui s'assit d’autorité à côté de lui, le sortit bien malgré lui de sa torpeur ...

- Je peux te poser une question ?

La gamine était énervante. Il n'avait pas envie de parler. Il croyait avoir réussi à lui faire comprendre par son silence, qu'il voulait rester seul... Après tout ce qu'il avait déballé devant elle, il espérait qu'elle aurait la décence de le laisser tranquille...

- … Pourquoi elle ?

Jusqu'alors il avait éprouvé une certaine admiration pour l'obstination de cette fille. Mais cette fois, ce fut surtout de l'exaspération qui le poussa à tourner la tête pour l'observer, alors qu'elle répétait, le regard empli de points d'interrogations.

- Pourquoi ma mère ? C'est un gros thon. Le seul homme qu'elle a réussi à se faire s'est barré en courant quand elle lui a dit... enfin tu vois quoi. Elle a aucune vie sociale, et même pas de vraies amies. Et en plus elle passe sa vie derrière la télé ou à lire... Non, sérieux, pourquoi elle ?

Cette curiosité l'interpella. N'était-ce pas la question à laquelle il n'avait jamais trouvé de réponse ? Encore une fois, il se sentit idiot, emprunté, face à cette enfant en attente d'explication.

- Honnêtement ?... Ben j'en sais rien...

L'avouer équivalait à reconnaître qu'elle avait raison, qu'il n'y avait rien de rationnel à être aussi attaché à cette femme... et cet aveu les rapprocha, les amena à échanger des sourires complices.

- … Non, c'est pas tout à fait vrai, rectifia-t-il rapidement, de crainte qu'elle ne puisse prendre sa réponse pour un ralliement à ce portrait affligeant. Ta maman est incroyable. Je l'admire parce que justement, elle n'a rien pour elle. Et pourtant elle ne se plaint jamais. Elle fait avec ce qu'elle a sans demander la lune. Avec la vie pourrie qu'elle a, elle pourrait passer son temps à se lamenter et à se montrer agressive... Au lieu de ça, elle déborde d'amour pour toi, elle reste ouverte, et prête à accueillir ceux qui veulent l'approcher...

- … Ouais, ben pour ça, il faut vraiment être tordu ! Parce qu'on ne peut pas dire qu'elle donne envie de faire sa connaissance...

- Bien sûr, tu n'en as pas besoin, c'est ta mère ! Tu comprendras combien elle est super quand tu seras plus vieille, quand tu auras mesuré tout ce qu'elle t'a donné sans rien te réclamer, même pas ton affection... Mais tu es trop jeune, alors il faut te contenter de me croire sur parole. Tu crois qu'il y en a beaucoup qui seraient venues comme ça voir un voisin dans le coma dans un hôpital à une heure de route ? Ou qui aurait tout planté pour venir voir ce qui n’allait pas, après mon coup de téléphone ? Tu as vu l'appart que vous avez, et elle n'a pas hésité à m'y faire une place pour me sortir de l'hostio. Tout ça, elle l'a fait gratuitement, sans aucune arrière pensée...

… Et surtout elle lui avait apporté son affection, sa prévenance... elle l'avait compris et avait accepté sans se moquer son aberrante histoire de filiation. Mais ces derniers points étaient trop intimes, des sentiments trop précieux pour les étaler devant une adolescente immature. Aussi, avec un soupir, il se contenta de clore la conversation en tendant la main à sa camarade pour l'inciter à l'aider à se remettre sur pieds.

- … C'est pour ça qu'il faut avoir un peu d'égards pour ta mère, Cédrine, poursuivit-il une fois à nouveau appuyé sur sa canne. Ce sera trop tard de te lamenter quand elle ne sera plus là.

- Ouais, ouais, j'ai compris la leçon, maugréa la jeune fille, oscillant entre le doute et la compassion. Mais franchement je ne te comprends toujours pas. Regarde, tu aurais pu prendre n'importe quelle femme pour maman...

L'allusion était claire, et lui fit l'effet d'un uppercut. Pourtant, elle ne pouvait pas être au courant. Personne ne pouvait imaginer le nombre d'heures qu'il avait passées à rêver sur les pages des catalogues de vente par correspondance, ou à fantasmer après un film... ou alors peut-être que...?

- C'est ce que tu as fait ?

- Moi… ?

L'idée sembla amuser l'adolescente. Avec un petit rire clair, elle planta son regard dans celui de Raphaël. Un flash les unit alors : ils étaient pareils. Ils avaient tous deux l'expérience de cette différence, de cette absence qui pouvait bouffer leur vie s'ils se laissaient aller à trop y penser. Il savait ce qu'elle pensait, et elle le comprenait comme peu de gens le pouvait.

- … J'ai pas eu besoin, murmura-t-elle en baissant la tête, subitement mal à l'aise. Je sais qui c'est, mon père. Je connais son nom, et j'ai même des photos, vu qu'il était dans la même classe que ma mère. C'est lui qui a jamais voulu rien savoir de moi.

- Ben il ne sait pas ce qu'il rate ! Mais toi au moins, tu as la meilleure Maman du monde...

Son clin d'œil et son ton faussement ironique ne convainquirent personne. Il n'était pas assez bon comédien pour donner le change auprès de cette fille qu'il enviait sincèrement. D'autant plus qu'elle n'avait plus le cœur à sourire, après avoir énoncé cette vérité qu'elle ne devait pas avoir souvent exprimée à haute voix.

Tous deux se regardèrent, aussi peu glorieux l'un que l'autre, à l'affût de celui qui s'effondrerait le premier. En tant qu'aîné, Raphaël se sentit responsable de sa petite sœur. Il ne voulait pas la voir pleurer, pas pour ce crétin coupable d'avoir trahi et brisé à jamais une femme exceptionnelle. Aussi, instinctivement, il attira la gamine contre lui.

- Allez Ced, ça sert à rien de se lamenter. La meilleure chose à faire, c'est de devenir quelqu'un de bien, pour lui montrer que tu n'as pas eu besoin de lui...

Malgré ces paroles de réconfort, autant adressées à Cédrine qu'à lui-même, Raphaël garda longtemps la fillette dans ses bras, offrant l'éponge de son pull pour sécher les larmes d'une souffrance trop longtemps contenue.

Ce n'était pas la première fois qu'il consolait ainsi un camarade. Enfant, il lui arrivait régulièrement de devoir remonter le moral de ses voisins de chambre, souvent arrachés brutalement à leurs parents. Ces échanges lui avaient toujours fait du bien, en lui permettant de relativiser sa propre situation, de comprendre combien il était d'une certaine manière privilégié dans son monde où il avait droit à une existence stable et protégée.

Cela faisait des années qu'il n'avait plus éprouvé ce sentiment de calme apporté par l'opportunité de compatir à la tristesse d'un autre ; cette impression d'être plus chanceux, plus solide... Et cette fois encore, s'apitoyer sur le sort de Cédrine apaisa sa propre peine. Le tourment ressenti suite au partage de son histoire lui sembla ridicule…

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J
Chapitre génial !
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M
Oh, ben ça ça fait plaisir ! Merci :-D
M
Il me semble que Cédrine reproche à sa mère l'absence de son père, non ? <br /> En tout cas, superbe petit discours de Raphaël ! En espérant que certains ados le lisent... ;-)
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M
Non, pas dans l'esprit brillamment tordu de l'auteure (:-D). <br /> Elle dresse plutôt le portrait dur, mais réaliste, de la personnalité de sa mère. Au contraire, c'est plutôt de la compassion...