Au Rendez-Vous... : Aimée 1/2

Publié le par Marie A

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La religieuse tenait entre ses mains un carton à chapeau qu’elle déposa précautionneusement sur le lit de sa protégée, avant de lever un regard énigmatique sur la fillette tremblante qui lui tournait le dos.

Longtemps elle resta immobile, les mains jointes, absorbée dans une prière muette destinée à lui donner un peu de courage, du moins à en juger par le profond soupir qui précéda une reprise de contact.

- Aimée, viens t’asseoir près de moi. Il y a tant de choses dont je dois te parler!

La voix était douce et calme, sans plus aucune trace de colère ou même d’irritation, mais ne rassura pas l’interpellée qui gardait devant les yeux et dans les oreilles l’image de la scène du matin. Cependant, trop habituée à répondre instantanément à un ordre, la petite serra les dents pour approcher sans trahir son désir de s’enfuir à toutes jambes dans le sens opposé.

- N’aie pas peur mon enfant, rassura alors Sœur Bénédicte, en tendant une main avenante pour accompagner ses derniers pas... Tu te souviens, lorsque tu étais enfant tu venais le soir dans mon bureau. Tu grimpais sur mes genoux, et je te racontais des histoires de là-bas... commença-t-elle en caressant la main délicate gardée dans la sienne. Tu ne te lassais pas d’entendre parler du désert, du soleil, des nomades...

« Où veut-elle en venir ? » s’interrogea Aimée, de plus en plus perplexe.

Bien sûr qu’elle n’avait pas oublié ces moments d’intimité ! Elle adorait se lover dans les bras protecteurs, coller son oreille à la poitrine menue, et se laisser bercer par le battement régulier du cœur associé à la respiration calme. Mais si les premiers temps, elle avait eu besoin de raviver encore et encore ces souvenirs d'une vie révolue pour déplacer ses repères et s’intégrer dans son nouvel univers, elle devait avouer qu’au fil des mois le contenu des longs monologues avaient perdu de l’importance au profit du contenant, c’est-à-dire la voix empreinte d'une mélodieuse affection.

- Et est-ce que tu te rappelles que je te parlais de tout, sauf de la façon dont tu étais arrivée auprès de moi ? Souvent tu me posais la question, et je te répondais que tu étais trop jeune, qu’il fallait attendre d’être grande pour comprendre... Eh bien je crois que le moment est venu. J’avais espéré que cette conversation interviendrait plus tard, mais après la scène de ce matin je n'ai plus le choix. Tu dois savoir la vérité... Elle t’expliquera pourquoi j’ai cédé à la peur et à la colère... Tiens regarde, tu te souviens de notre village, du dispensaire ?... Et de Zarah, ta grande amie avec laquelle tu allais garder les chèvres ?...

Elle paraissait si heureuse de rappeler leur passé commun en montrant les vieilles photos jaunies ! Aimée n’eut pas le cœur de la décevoir en avouant qu’elle avait besoin de beaucoup de concentration pour extirper du fond de sa mémoire quelques sensations, de rares odeurs, mais beaucoup trop ténues pour lui donner la nostalgie de son pays natal. Elle habitait la Suisse depuis l’été de ses trois ans, et son univers avait la couleur de l’herbe, des sapins et de la neige, la froidure de l’hiver ainsi que la douceur de l’été... Pourtant, malgré tout intéressée par les révélations promises, et soulagée de voir la conversation s’éloigner du sermon attendu, elle émit un faible « oui », propre à encourager une poursuite des confidences.

- Il est vrai que tu étais encore un bébé, quand tu es arrivée ici, murmura la religieuse, comme pour excuser le peu d’enthousiasme de son interlocutrice. Ces photographies ont été prises au village, le 14 juillet 1923. Tu vois, ici il y a le médecin, les deux infirmières, le pasteur, et moi là, à côté de l'estrade. J’avais passé quatre ans en Afrique Noire, en tant que missionnaire dans un orphelinat, avant de venir prendre en main la santé des colons et des indigènes du Sahara. Cette nouvelle affectation était si étrange : après la moiteur de la brousse, la rigueur de la mission, je me retrouvais au milieu du désert algérien dans une communauté vivante toujours prête à se réunir, à célébrer toutes les occasions... Comme en ce jour de fête nationale...

Que s’était-il donc passé pour que tant d’années après, l’évocation de cette date fasse encore trembler la voix de Sœur Bénédicte ? Aimée, désemparée par la terreur qui s’était soudain emparée de sa compagne, chercha à interrompre le tête-à-tête, mais son trop grand respect de l’autorité l’en empêcha. Aussi, malgré le malaise qui l’assaillait, elle s’assit plus confortablement afin d’offrir une oreille attentive à des déclarations probablement graves.

- Tout avait pourtant si bien commencé, reprit la diaconesse, le regard perdu sur un point au-delà du mur, sur le souvenir de cette soirée d’été. Tout le village s’était mobilisé pour décorer les rues et la place devant la chapelle... Un orchestre s’était formé pour faire danser les citoyens. Même le pasteur avait préparé un petit sermon adapté à la circonstance. C’était d’ailleurs pour cette raison que j’avais accepté d'assister à cette célébration... Malheureusement, une chose entraînant une autre, un verre de citronnade, quelques mots échangés ici et là, et je n’avais pas eu le cœur de rentrer dans ma chambre avant le feu d’artifice, comme ma fonction et mon statut me le conseillaient...

A nouveau, une peur tapie au fond de sa mémoire interrompit le récit de Sœur Bénédicte. Le souffle court, elle se mordit la lèvre en serrant un peu plus fortement la photographie, et leva sur la jeune fille un regard douloureux.

- …Les premiers coups de feu ont résonné en même temps que les dernières fusées. Bien avant l’irruption de la horde d'indigènes avinés au centre de la place de fête, le sol a tremblé sous l’impact des sabots de leurs chevaux. Je ne sais pas combien ils étaient, mais ils ont rapidement envahi tout l’espace de fête. C’était proprement terrifiant... Tu n’es qu’une petite fille, mon Aimée, tu ne peux pas te représenter ce qu’est vraiment, réellement la peur... Ce moment où ton cœur s’arrête, où tout ce que tu peux faire, c’est rester debout, plantée comme une statue, et regarder le spectacle de ces hommes déchaînés, hurlant, balayant tout sur leur passage... Et soudain, il y eut un grand calme. Le silence, pendant que les cavaliers se rassemblaient autour du feu de joie. Nous étions tous là, pétrifiés, attendant la fin du monde comme quelque chose d’inéluctable sans même esquisser un geste pour y échapper. Cela a duré une éternité, ou quelques secondes, je suis incapable de le dire exactement, avant que les cris recommencent…

Jamais encore Aimée n’avait été autant suspendue au récit de quelqu’un. Comme par magie, elle s’était sentie happée dans un autre monde, dans un autre temps. Elle avait retrouvé des souvenirs cachés au plus profond de son être, et les images décrites d’une voix tremblante lui avaient parues plus réelles que le vaste dortoir silencieux. Instinctivement, en proie à la terreur communicative de la religieuse, elle cacha son visage contre la poitrine rassurante, comme si les Hommes Bleus étaient réellement en train de l’agresser.

Étrangement, ce geste amena une lueur étonnée sur le visage tendu de Sœur Bénédicte. Sortie de cet enfer par le corps tremblant de l’adolescente pelotonné contre elle, elle reprit alors son récit d’un ton plus détaché.

- En fait, ils en voulaient aux femmes. Ils en ont pris chacun une, et les ont emmenées dans le désert, où d’autres hommes les attendaient. Durant toute la nuit, ils se sont comportés en animaux, abusant de leurs otages sans aucune pitié, pendant que d’autres buvaient de l’alcool en écoutant ce que l’on peut appeler de la musique, qui masquait les cris désespérés des pauvres créatures soumises à leurs instincts bestial... Ce n’est qu’au petit matin qu’ils les ont ramenées à un kilomètre du bled. Elles étaient toutes si choquées, martyrisées dans leur âme et leur corps, qu’aucune n’a eu l’idée de marcher pour aller chercher de l’aide. Elles n’avaient toutes qu’un désir : se débarrasser de tout ce qu’avaient touché ces sauvages, et se laver de toute cette souillure... Certaines en sont même arrivées à s’arracher la peau à force de se frotter avec du sable...

Lentement, doucement, la religieuse repoussa Aimée, toujours blottie contre elle, et se pencha pour relever sa jupe alors qu’elle murmurait d’une voix blanche :

- Je faisais partie de cette dizaine de femmes...

Totalement atterrée, les yeux écarquillés par l’incompréhension, l’adolescente découvrit alors l’intérieur des cuisses de la directrice, labouré de cicatrices et de griffures. Peut-être, si ses éducatrices l’avaient mise au courant des *choses de la vie*, elle aurait compris... Elle aurait su pourquoi la religieuse en était arrivée à se martyriser de la sorte. Mais rien dans les propos entendus ne lui avait permis de se représenter ce que ces hommes avaient fait de si horrible pour qu’un tel traitement paraisse plus doux qu’une nuit de cauchemar...

Et pourtant, malgré sa naïve innocence, elle compatit à la douleur de son aînée, et le prouva en déposant un bisou plein de tendresse sur la joue ronde, ce qui lui attira un regard reconnaissant.

- Tu es un ange, mon enfant... Tu sais, la douleur physique n’est rien. Après quelques jours, toutes les plaies s’étaient refermées. Mais la honte, le sentiment de culpabilité, la conviction d’être seule responsable de ce qui t’est arrivé, cela ne s’efface jamais et ce, quelle que puisse être ta force de caractère ou ta foi. Après cette fête nationale, aucune des femmes n’est redevenue pareille à ce qu’elle était avant. La plupart est rentrée en Métropole, d’autres malheureuses qui ne pouvaient partir, ont sombré dans la mélancolie, et une a tenté de mettre fin à ses jours, sans succès, grâce à Dieu !

- Et qu’est-ce qui est advenu de vous ?

- Les premiers mois, je dois confesser que je me suis mise à douter... Jusqu’alors, je ne me posais pas de questions, j’étais convaincue que le Seigneur m’accompagnait et m’épaulait dans chacune de mes activités… Je savais que ma vie était écrite, et que tout ce qui m’arrivait servait à quelque chose... Mais, perturbée par tout ce qui s’était passé durant cette nuit-là, j’ai perdu confiance, je me suis sentie abandonnée... Je ne comprenais pas pourquoi des hommes pouvaient s’abaisser à de tels actes. Ni surtout comment le Créateur pouvait laisser faire de telles choses...

Encore une fois elle suspendit son récit au moment de parler de ses faiblesse, pourtant ô combien humaines, et garda la tête baissée quelques instants dans une attitude de repentance, avant de reprendre en posant sur Aimée un regard attendri.

- J’ai réellement passé par des moments de lutte intérieure terribles, au point que l’éventualité d’abandonner ma fonction m’a effleurée... Jusqu’à ce que je réalise que les Touaregs m’avaient laissé un souvenir plus tangible que mes cauchemars et mes terreurs… Il n’y avait aucun doute, plus les jours passaient et plus les signes devenaient évidents... Sur le moment, j’ai été anéantie, complètement perdue. Je ne savais pas à qui me confier, persuadée que personne ne me comprendrait, moi qui avait failli à mon vœux de chasteté. Je ne savais plus que faire et songeais à aller m’enterrer dans un bled perdu où personne ne me connaîtrait, quand le pasteur, le premier, a remarqué que quelque chose n’allait pas. Et c’est alors que la Bonté Divine s’est abattue sur moi avec toute Sa miséricorde : comme par magie, la nouvelle s’est répandue dans toute la communauté, et au lieu de provoquer le rejet auquel je m’attendais, un incroyable élan de solidarité m’a portée. J’ai été entourée, protégée et chouchoutée par tout le monde, même les personnes dont je craignais la propension à désapprouver le comportement de leurs concitoyens. Mais le plus compréhensif a sans conteste été le pasteur, qui n’a pas ménagé ses efforts pour m’aider à considérer cette petite vie en moi non pas comme une manifestation du mal, mais comme un doux, un merveilleux cadeau du Créateur... Car tu étais un présent Divin, mon enfant, un petit ange venu du ciel. Je n’ai toujours pas compris pourquoi j’ai été choisie pour t’abriter, mais chaque jour, je remercie le Seigneur de cette grâce...

Elle paraissait si heureuse, si reconnaissante, en paix avec tout ce qui lui était arrivée, qu’Aimée se sentit gagnée par sa sérénité, au point d’occulter la véritable portée de ces révélations :

Car, sans doute possible, Sœur Bénédicte venait de lui avouer qu’elle était sa mère !

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M
<br /> <br /> Mais voilà encore une joyeuse histoire qui débute <br /> <br /> <br /> Les mots de Soeur Bénédicte sont extrêmement bien choisis pour raconter l'histoire. J'ai hâte de savoir ce qui va arriver à Aimée et comment elle va réagir à cette révélation...<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Eh oui, on s'amuse avec cette jeune Aimée  <br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> <br /> Voici le secret de la conception d'Aimée ! Comme souvent chez toi, le passé des protagonistes n'est pas des plus joyeux.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> A plus !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Certes, certes... mais là, s'il y avait eu un autre moyen de créer ce lien mère-fille entre les deux personnes   <br /> <br /> <br /> <br />