Au Rendez-Vous... : Aimée 10/4

Publié le par Marie A

 

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Et Aimée se retrouva seule, mortifiée, le corps encore brûlant de désir et de passion pour cet homme indéchiffrable. Toute entière à sa douleur, elle s’effondra en pleurs sur le sol avec l’impression d’être sale, repoussante, un animal atteint d’une maladie contagieuse... Elle ne comprenait plus rien. Elle souhaita mourir, puisque le seul homme qui comptait désormais pour elle ne voulait pas la faire sienne.

Elle avait cru l’aimer. Mais n’était-ce pas plutôt l’attachement de la victime à son bourreau ? Pourquoi devait-elle accepter d’être traitée comme une paria ?

Elle était à tout le monde, c’était vrai ! Mais qui en était responsable ? Le Tsar en personne l’avait mise sur le trottoir ! Il profitait de l'argent de ceux qui payaient pour l’avoir, en sachant ô combien la rabaisser et la menacer lorsqu’il estimait qu’elle n’avait pas assez travaillé…

Il ne voulait pas d’elle, c’était un fait. Il refusait de se souiller en pénétrant là où tant d’hommes avaient déjà passé. Cela signifiait-il pour autant qu’il n’éprouvait rien pour elle ? Il avait pourtant répondu à son baiser, et avec une ferveur, une avidité qu’elle n’aurait jamais imaginé trouver chez lui. Elle était même presque certaine de l’avoir entendu gémir avant de se retirer, comme si...

Soudain, elle retrouva l’espoir. Elle voulut y croire, se persuader qu’il tenait à elle, même si c'était un tout petit peu.

Si seulement il le lui montrait ne serait-ce qu'une fois ! Elle ne demandait pas de « Je t’aime » à longueur de journées, mais juste... Oh oui ! Seulement goûter à cette tendresse quotidienne qui unissait les vieux couples, aux promenades la main dans la main, aux sourires complices. Subitement, ces petits gestes quotidiens lui parurent les plus importants, les seuls qu'elle voulait partager avec le Tsar, et avec personne d’autre !

 

Lorsque Nicolas revint à l’aube à la cabane, Aimée terminait de balayer le plancher, après avoir passé la nuit à tenter de mettre un semblant d’ordre dans le taudis. Il était redevenu *Le Tsar* dans toute sa splendeur, insensible au regret, au plaisir et au doute, comme si les événements de la veille et de la nuit n’avaient jamais eu lieu. Et comme toujours, sa simple présence enveloppa les lieux, et rassura instantanément Aimée.

Alors qu’elle n’avait cessé de se culpabiliser, de se reprocher son initiative, de remettre en cause sa nature, cette partie d’elle qui ne vivait que pour le vice, qui ne recherchait que le contact physique, elle retrouva sa sérénité. Soulagée de le voir à nouveau pareil à lui-même, elle accueillit son Tsar avec un large sourire enthousiaste.

-Tu as vu ? C’est presque devenu beau maintenant ! C’est coquet ici... Tu y as habité longtemps ?

Il hésita un long moment avant de prendre la décision de partager son passé avec elle.

Mais cette femme avait presque réussi à lui faire comprendre la signification du mot *attachement*. Elle l’avait suivi dans la nuit, et lui avait demandé ce qu’aucune femme ne lui avait jamais demandé spontanément. Elle était même arrivée à lui faire oublier qu'il…

Le soleil allait se lever. La cabane lui appartenait enfin officiellement. Son Aimée était à côté de lui, si belle le nez couvert de poussière, les cheveux en bataille et la jupe déchirée. Il n’eut pas envie de gâcher cette journée qui commençait si bien. Il voulut retrouver ses meilleurs souvenirs.

Après tout, il avait aussi eu de bons moments ! Et ce fut ceux-là qu’il partagea avec sa femme.

Il parla du Commodore. Il raconta tout ce que cet homme lui avait appris : le mémorable jour de son anniversaire ; les longues soirées passées assis au coin du feu ou sur le banc... Puis il enchaîna avec ses deux ans de liberté, ce bonheur de pouvoir simplement exister, sans avoir à endurer ces reproches permanents, ces regards accusateurs et méprisants constamment portés sur lui. Il se remémora les apparitions, le soir toujours à la même heure, d’une famille de chamois venue brouter l’herbe de la clairière ; les ravages faits par des sangliers dans son petit jardin ; ses essais de pêche au javelot à la manière de Robinson Crusoë.

- Alors, cet héritage n’était pas une plaisanterie, murmura Aimée, lorsque le silence remplaça la voix grave et empreinte de gravité.

- Pourquoi ? Tu croyais que... ?

- Ben honnêtement, en voyant l’état de cette maison et surtout après avoir vu la façon dont tous ces pauvres types te traitaient, je dois avouer que j’ai pensé à un mauvais coup de la part de ton père, oui.

Contre toute attente, cette confession amena un sourire discret sur les lèvres fines, et un regard amusé adoucit momentanément le visage si dur.

- Eh bien non, tu vois. Ce n’était pas un mauvais gars, tu sais. Il a fait ce qu’il devait compte tenu de la situation. Et surtout il a compris que la seule chose que j’accepterais de lui était cet endroit.

Satisfait de cet éloge funèbre, Nicolas se tut alors, étendit les jambes et ferma les yeux.

Ainsi le visage offert à la caresse des premiers rayons du soleil printanier, il parut soudain si calme, détendu, apaisé ! Jamais Aimée ne l’avait connu si serein. Le cœur débordant de tendresse, elle le couva longtemps du regard, heureuse comme jamais. Tout était si féerique dans ce petit paradis, elle eut l’impression d’être dans une autre vie, une vie où son mari l’aimait, où elle était une honorable femme... et où...

- C’est si reposant ici... on se croirait dans un rêve, murmura-t-elle soudain, prise de nostalgie, en appuyant la tête contre le montant de la porte, les yeux perdus dans un tableau issu de son esprit. Notre petite aurait été tellement heureuse de pouvoir y gambader en liberté, de cueillir des fleurs...

Elle évoquait rarement cette enfant qui n’était pas là, mais à qui elle pensait souvent. Et surtout, elle n’en parlait jamais devant son mari. Mais ce jour-là, poussée par l’atmosphère bucolique de l’endroit, par la tension nerveuse de la veille, par ce qui s’était passé entre eux quelques heures plus tôt, elle se sentit proche de Nicolas. Elle eut la fugace impression de pouvoir parler en toute liberté, qu’il avait baissé sa garde, et qu’il la comprendrait...

- Aimée... Ça ne sert à rien de penser à ce qui n'existe pas.

Il avait raison. Il parlait d’expérience, pour lui épargner une souffrance inutile, et elle le savait. Mais cette sollicitude démontrée avec maladresse brisa le charme de cette paisible matinée de printemps. Retrouvant son énergie, désireuse d’oublier ce rêve qu’elle venait de faire, elle termina de balayer le seuil de la maison, en envoyant ostensiblement la poussière sur le pantalon de son mari.

- Qu’est-ce que tu penses en faire, de cette forêt ? Tu vas la garder ? reprit-elle, lorsque le silence lui parut trop pesant.

- On verra. Je vais discuter avec M’zelle Marie. Elle va peut-être accepter de la gérer pour moi. Le bois rapporte pas mal, et le Baron s'y entendait pour entretenir son patrimoine...

- Et la cabane ? Elle est jolie à observer, mais elle n'est plus habitable ! Tout est pourri là-dedans. Même le plancher ne vaut plus rien !

- Y’a pas deux minutes tu rêvais d’en faire une maison de campagne !

Oui ! Cet endroit avait définitivement quelque chose de magique, constata Aimée, en accueillant avec un bonheur incommensurable la remarque ironique de Nicolas. Nulle part ailleurs en effet, elle n’avait vu son mari d’humeur aussi détendue, prêt à plaisanter, à se laisser taquiner sans incendier l’impertinent de son regard légendaire. Et elle en profita pour lui tirer la langue en guise de réponse.

- Qu’est-ce que tu en ferais, toi ? interrogea-t-il, amusé par ce geste enfantin.

- Moi ? Je raserais tout et je construirais une vraie maison en briques. On pourra y venir quand on sera vieux... Et ça pourrait faire une bonne planque, si on en a besoin un jour !

C’était réellement ce qu’elle aurait fait si ce terrain lui avait appartenu. Car ce n’était pour elle qu’un lieu humide et nauséabond, infesté d’insectes et de parasites. Cependant elle n’était pas Nicolas. Elle n’avait pas comme lui des souvenirs associés à chaque meuble, à chaque recoin, à chaque tache sur le sol...

- Tu crois vraiment ? murmura-t-il en se déplaçant de quelques centimètres pour l’inviter à prendre place à côté de lui... tout près... si près...

- Ben, si tu veux y habiter, il n'y a que cette solution.

- Et qui te dit que j’ai envie de revenir dans la région ? Tu as vu l’accueil qu’on a reçu hier.

Nicolas ne dit pas que quelque chose en lui protestait à la simple pensée de détruire son foyer, sa patrie. Qu’il avait l’impression confuse de tuer une seconde fois le Commodore. Qu’il se sentait perdu, indécis. Qu’il ne pouvait pas tourner la page, enterrer physiquement cet endroit.

- Oui, tu as raison. Les gens du coin sont des crétins ! Alors vends tout à ta sœur ! Laisse la nature faire son œuvre ! De toutes façons, qu’est-ce qu’il y a de si précieux là-dedans ? Tout tombe en ruine.

Elle n’avait pas compris, ni surtout ne pouvait imaginer la profondeur de l’attachement que le Tsar avait pour la maison de sa naissance. Lui-même n'en était pas vraiment conscient… Il était incapable de faire sciemment la relation entre cette clairière, que certains disaient maudite, et tous ses meilleurs souvenirs ; d’analyser à quel point chaque événement positif de son existence, et jusqu’à l’étreinte de la veille, avaient un rapport avec cet endroit.

Il eut beau lutter, essayer de se convaincre que *Le Tsar* ne s’embarrassait pas de ce genre de scrupules, il ne put se décider, tant l’idée de laisser cet havre de paix tomber en ruines que celle de le réparer lui paraissant insupportable. Il aurait tant voulu qu’Aimée l’aide, qu’elle se transforme en fée et trouve la solution, qu’elle l’oblige à faire quelque chose !

- Je sais moi, ce qui serait encore mieux ! s’exclama soudain son Ange, comme si elle avait entendu son appel muet. Tu vends tout et tu achètes l’immeuble de Café. Tu rénoves, tu fais un cabaret, une salle de jeux, un salon de thé pour la journée ! Tu pourrais même l’appeler *Le Commodore*...

Elle ne voulut pas le choquer, ni ternir cette minute bénie de complicité, ce fut pourquoi elle baissa le ton instinctivement, en prononçant le nom de l’homme qu’il admirait visiblement si fort. Mais sa prévenance fut inutile. Au contraire, son idée amena une lueur étrange, un sourire reconnaissant qui illumina le visage de Nicolas.

- Et puis, si tu fais installer ce qu’il faut, on n’aura plus à traverser la frontière... C’est vrai, quoi. Plus de la moitié de nos clients sont Français, les autres peuvent aussi faire un effort...

- T’as envie de me faire coffrer pour proxénétisme ? C’est tout ce que t’as trouvé pour te débarrasser de moi ?

Il était redevenu sérieux, ou peut-être feignit-il de l’être, pour voir sa réaction, pour la provoquer. Quoi qu’il en soit, Aimée n’eut pas le temps de se poser la question. Sans réfléchir, elle le taquina en lui frappant l’épaule comme elle l’aurait fait en réponse à une plaisanterie de Viviane.

- Bien sûr voyons ! Tu sais bien que je ne rêve que du jour où je pourrai t’amener des oranges !

Mais bien vite, devant la stupéfaction affichée par Nicolas, elle ajouta, sincèrement convaincue.

- Non, je plaisante. Qu’est-ce que je deviendrais sans toi ?

Elle n’osa terminer sa remarque par un « Je t’aime », mais son cœur le lui hurla, au moment où elle posa un peu maladroitement ses lèvres sur la joue mal rasée. Mais un simple bisou ne lui suffit pas, elle eut soudain besoin de plus de contact, d’un plus long instant d’intimité, et sans vraiment le vouloir, elle se retrouva en train de lover sa tête dans le creux de l’épaule de son mari.

En temps *normal*, à supposer qu’elle ait osé montrer ainsi sa tendresse, le Tsar n’aurait jamais accepté un pareil comportement. Sa voix se serait faite glaciale, son corps tout entier aurait rejeté cette présence agressive... Mais en ce lieu sécurisant, Nicolas se contenta de se figer quelques secondes, avant de se détendre lentement, calmé par l’odeur légèrement vinaigrée émanant de la nuque d’Aimée. Toutefois, il n’alla pas jusqu’à l’enlacer, mais il la laissa s’assoupir contre lui, alors qu’il observait la nature d’un œil neuf, ouvert sur toutes les beautés qu’il n’avait jamais encore remarquées.

- Dis, tu sais ce que j’ai envie de faire, maintenant ? murmura Aimée, envoûtée par la quiétude de l’endroit, par cette esquisse d’affection qui l’unissait à son mari. J’aimerais aller rendre visite à Sœur Bénédicte. Elle voudrait te connaître... Vraiment. Tu veux bien, dis, s’il te plaît ?

- Si tu veux...

Elle ne s’attendait pas à une réponse aussi rapidement positive. Ce fut pourquoi elle se redressa en arborant une expression ahurie.

- Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ? s’étonna le Tsar, le plus sérieusement du monde.

- Tu... Tu es vraiment d’accord d’y aller ?!

- Pourquoi pas ? Laisse-moi quelques jours pour m’occuper de cet héritage, et on part pour la Gruyère. Ça te donnera le temps d’annoncer ta venue.

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Commenter cet article
M
<br /> <br /> Les conversations entre Aimée et le Tsar me paraissent toujours électrique... dans le sens où on ne sait jamais si ça va se terminer bien ou mal. J'appréhende toujours les réactions du Tsar aux<br /> questions d'Aimée. C'est ce qui rend le récit d'autant plus intéressant. <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Pas faux... c'est vrai que notre Aimée est toujours sur la corde raide par rapport à son mari, mais cela ne semble pas vraiment lui déplaire...<br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> <br /> Que va donner cette visite à Soeur Bénédicte !?<br /> <br /> <br /> Vivement la suite !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Comme on arrive au bout de cette deuxième partie, il y a des chances pour que ce soit positif... mais sait-on jamais ?<br /> <br /> <br /> <br />