Au Rendez-Vous... : Aimée 8/1

Publié le par Marie A

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Chapitre VIII

 

- Viviane ! Remets-moi un pastis. Je l’ai bien mérité, tiens !

- Non. Tu sais que j’ai pas l’droit. Le Tsar veut pas que je te serve. T’as déjà eu ta dose.

- Le Tsar ?! Il peut aller se faire foutre. Avec tout le fric que j’lui rapporte, il peut me payer à boire ! Allez Viviane, s’il te plaît, donne m’en un. Y’a pas de raison qu’il le sache. Personne a besoin de lui dire...

- Non Aimée, cette fois je te servirai rien d’autre qu’un café, répéta Viviane en essuyant le comptoir devant la jeune femme. Le patron a raison, il faut vraiment que tu te calmes. Ça va mal finir. Tu peux pas continuer comme ça.

- Et alors, qu’est-ce qui peut mal finir ? Dis-moi ce qu’il y a de si précieux dans cette vie de merde qu’on me fait mener, qui mérite d’être épargné ? Allez, donne-moi cette bouteille !

Bien qu’à peu près incapable de tenir debout, Aimée trouva l’énergie de se lever et de tendre le bras pour saisir la bouteille que la barman remettait en place derrière elle. Mais son geste n’eut pour résultat que de l’humilier d’avantage, lorsqu’elle manqua son but et s’étala sur le comptoir, la tête dans le seau à glace, sous le regard empli de pitié des autres clients, et celui, furieux, du Tsar.

 

Une loque. Une ivrogne imbibée d’alcool, prête à n’importe quoi pour un verre. Voilà ce qu’elle était devenue en quelques mois, malgré tous les efforts du Tsar pour la secouer.

Pourtant, il y avait cru !

Quand il l’avait réclamée comme enjeu, il avait tant de projets ! Il la voyait déjà reine de ce milieu, belle, rayonnante, éblouissante...

Elle paraissait née pour cela. Pour attirer le regard des hommes. Sa grâce, sa délicatesse, cette sensualité qui émanait de chaque pore de sa peau, de chacun de ses gestes ne pouvaient mentir ! Il était si certain qu’elle succomberait à la magie de la nuit, qu’elle n’aurait pas besoin de beaucoup de temps pour aimer cette vie !

Oui cette nuit-là il était persuadé que la femme qu’il sauvait des griffes de ce parasite ne pouvait que s'épanouir dans cette existence !

Mais dans sa certitude, il avait omis de songer à ce qu'elle en penserait. Il n’avait pas imaginé qu’elle lutterait de toutes ses forces pour ne pas sombrer dans le vice. Comme à son habitude, il n’avait évalué que le palpable, le rationnel, l’aspect physique de celle qui avait attiré son attention, en laissant de côté tout ce qui était du domaine des sentiments, des émotions, toute cette vie intérieure qu’il n’arrivait toujours pas à décoder ni à reconnaître en lui-même…

Néanmoins, après tout ce temps, il n’était plus sûr de la pertinence de son jugement. Il avait acquis une chrysalide, persuadé d’en voir sortir un papillon, mais au lieu d’éclore dans une explosion de couleur et de lumière, le cocon dépérissait à vue d’œil, et préparait la naissance d’un insecte terne et malingre.

Évidemment, il avait songé à la laisser repartir. Il aurait pu la reconduire vers cette sœur dont elle lui avait parlé. Certainement que celle-ci finirait par lui pardonner ses erreurs... Il aurait aussi pu ordonner à ces paysans qui l'avaient renvoyée, de la reprendre chez eux..

Mais cela aurait signifié ne plus jamais la revoir... et il n’était pas prêt à ce sacrifice. Pas plus qu’il n’aurait consenti à se séparer du *Déjeuner des Canotiers* de Renoir s’il l’avait possédé.

Mais la voir se détruire comme elle le faisait le mettait hors de lui ! Il ne supportait pas ce lent suicide, cette perdition dans l’alcool, et ce d’autant plus qu’elle intéressait de moins en moins la clientèle...

Et parce qu’elle n’était plus *rentable*, il avait un prétexte pour s’interposer, la menacer, poser des limites, mais sans succès autre que celui de la motiver pour s’abrutir un peu plus.

 

S’abrutir ! Voilà exactement ce qu’elle cherchait à faire. De son réveil à son coucher, elle n’avait qu’un seul but : partir, s’évader de cette réalité sordide.

Car elle ne supportait pas son existence ! Il n’y avait qu’au milieu de cette brume réconfortante produite par la boisson, qu’elle pouvait observer son reflet dans un miroir sans avoir la nausée.

Elle se sentait si laide, si sale, souillée par tous ces hommes qui la traitaient comme un animal, ou pire encore, comme un instrument uniquement là pour assouvir leurs désirs les plus inavouables !

Et dire qu’il y avait eu un temps où elle avait aimé l’amour, où elle aurait voulu passer le reste de sa vie dans un lit, enlacée à son Henri ! Mais en ce temps là elle était amoureuse, et elle sentait la tendresse dans chaque geste de son compagnon. L’accouplement était l’aboutissement d’un moment de passion, un besoin de se fondre l’un dans l’autre pour ne former qu’une entité !

Alors que ses clients n’éprouvaient rien pour elle, si ce n’était une certaine satisfaction de pouvoir se vider. Lorsqu’ils la caressaient, elle avait l’impression d’être une génisse soumise à l’évaluation d’un expert à un concours de bétail. Leurs mains n’étaient pas comme celles d’Henri, chaudes, douces et légères, mais semblaient compter chacun de ses os, soupeser la masse de ses seins, tester la fermeté de ses cuisses. Et leur semence, pourtant identique à celle de l’amour de sa vie, arrivait en elle en lui provoquant un haut le cœur, et ne lui donnait qu’une envie : celle d’aller se plonger dans un bain empli de désinfectant pour se débarrasser de toutes les traces de leur passage.

C’était pour oublier ces rapports commerciaux, ces séances de torture quotidiennes, les demandes obscènes de ces hommes salaces et dégoûtants, qu’elle avait commencé à noyer sa conscience dans le pastis. Et ce qui était d’abord une diversion, une porte d’évasion, était peu à peu devenu un besoin quotidien sans lequel elle était incapable de réfléchir ni d’avancer.

L’alcool était devenu son seul ami, l’unique réconfort qu’elle acceptait. Après avoir été trahie, avilie, humiliée, par tous ceux à qui elle s’était attachée, elle n’avait plus envie de s’intéresser à un être humain, quel qu’il puisse être. Même Viviane et le Grand Jojo, pourtant attentifs et désireux de lui apporter leur soutien, la laissaient indifférente, et ne réussissaient pas à la secouer pour la faire sortir de cette prison dans laquelle elle s’enfermait un peu plus chaque jour.

Souvent elle pensait à mettre un terme à cette torture, particulièrement lors de ses rares moments de lucidité complète. Elle songeait à la délivrance que représenterait le fait de tirer le rideau définitivement. Sa vie n’avait plus aucune valeur de toutes façons. Le rire, la beauté, la douceur en avaient disparu à jamais, et elle n’évoluait plus désormais qu’au centre d’un enfer gouverné par la honte.

S’en aller.

Oh oui ! S’endormir, fermer les yeux, et ne plus jamais se réveiller !

Elle y était prête, et l’attendait avec sérénité...

ou du moins, elle le croyait.

Mais lorsque sa fin arriva, avec son cortège de nausées, de douleurs, de faiblesse et de fatigue extrême, elle révisa son jugement.

Elle aurait voulu en terminer rapidement, noyée dans un océan d’alcool, seule dans son lit, sans avoir conscience de ce qui lui arrivait. Mais encore une fois, c’était visiblement trop en demander à Celui qui guidait ses pas. Après tout le mal qu’elle avait causé, les mensonges qu’elle avait dits… et même le plaisir indécent dans lequel elle s'était vautrée, elle n’avait évidemment pas droit à cette tranquillité vaseuse à laquelle elle aspirait tant...

Cependant, trop heureuse de voir enfin le bout de son supplice, elle supporta tout courageusement, sans se plaindre. Elle dissimula à tous ses nausées, qui l’empêchaient d’avaler ou de garder le moindre aliment liquide ou solide. Dans un dernier sursaut de dignité, elle lutta pour cacher à son entourage ses accès de fatigue, qui la faisaient s’endormir à tout moment, y compris et le plus souvent au cours d’une *passe*.

Elle donna ainsi le change, en camouflant sous une épaisse couche de maquillage ses joues creuses et les cernes autour de ses yeux, et en profitant de sa réputation d’ivrogne invétérée pour expliquer ses défaillances… jusqu’à ce que devenue l’ombre d’elle-même, elle s’écroule aux pieds du Tsar, au moment de prendre son service.

Comme il fallait s’y attendre, ce malaise ne sembla pas catastropher l’homme impassible et froid qui observa placidement l’attroupement se former autour de la jeune femme.

Néanmoins, il ne laissa à personne le soin d’emmener Aimée à l’hôpital. De même, bien qu’il n’ait montré aucune émotion, il ne quitta son chevet qu’une fois certain de la laisser entre les mains d’un médecin compétent.

Même si elle n’avait pas été à la hauteur de ses attentes, si ses formes si harmonieuses avaient fondu comme neige au soleil, elle avait toujours cette présence extraordinaire, cette aura lumineuse qui irradiait tout autour d’elle et qui remettait le sourire sur tous les visages... et surtout le sien.

Il ne voulait pas la perdre... Oh non, pas elle !!! Depuis qu’il l’avait acquise, elle avait pris trop de place dans la vie du gang… dans sa vie à lui…

Machinalement, comme pour se préparer à affronter le pire, il suivit du doigt la longue cicatrice qui ornait la base de son pouce gauche, sensée lui rappeler de ne jamais s’attacher à quelqu’un. Ce simple geste sembla le ramener à la raison, car, après un soupir, il pinça ses lèvres, retroussa son nez et, tournant le dos à la vision déstabilisante de son employée endormie dans le lit trop blanc, il partit retrouver ses filles, déjà à leur poste sur leur carré de trottoir genevois.

Aussi impénétrable que tous les jours, il les surveilla jusqu’au moment de les ramener au *Café du 11 novembre*, où il attendit le retour de ses hommes, pour écouter leur rapport, compter la recette de la journée, et boire un dernier verre en attendant l’heure de fermeture de l’établissement.

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Commenter cet article
M
<br /> <br /> Bon, je reviens de vacances pour retrouver notre Aimée toujours aussi mal, si ce n'est plus mal. Elle va bien finir par se relever, mais je me demande bien comment . Pour ça, je fais confiance à l'artiste auteur <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Déjà de retour ? J'espère que les vacances ont été à la mesure de tes attentes !<br /> <br /> <br /> Pour Aimée, merci de te préoccuper encore de son sort, ça fait vraiment plaisir de voir que ce roman est apprécié !<br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> <br /> La descente aux enfers continue pour Aimée... Cela donne froid dans le dos !<br /> <br /> <br /> Vivement la suite !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Après la pluie vient le beau temps <br /> <br /> <br /> <br />