Au Rendez-Vous... : Aimée 7/4

Publié le par Marie A

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- Alors, comment ça s’est passé ?

S’il y avait une chose dont Aimée se serait bien passée, c’était la sollicitude un peu étouffante de Viviane, qui avait attendu le retour de sa protégée en fumant nerveusement cigarette sur cigarette. Que pouvait-elle donc répondre ? Elle était entière, elle n’avait pas été menacée, elle avait même raconté sa vie...

- Je pense que ça aurait pu être pire, murmura-t-elle tout de même, en réprimant mal un frisson de peur rétroactive à l’image du Tsar qui restait imprimée dans son esprit.

- Eh ben tant mieux. Il a dit quand tu commençais ?

- Lundi. Mais je sais toujours pas ce qu’il faudra que je fasse.

- Ma pauvre chérie ! Tu n’en as vraiment aucune idée ?

Des ricanements discrets accompagnèrent cette question abasourdie, comme pour lui faire comprendre qu’elle n’était pas très futée... Et elle comprit. Ou du moins, sa raison cessa de lutter contre l’évidence.

Elle, que sa mère surnommait *Petit Cadeau du Ciel*, que son éducation destinait à une vie chaste et pure. Cette petite enfant naïve et innocente allait devoir se prostituer ! Elle allait devenir une moins que rien ! Sa perdition était totale... Née dans la Lumière, elle avait sombré dans la nuit la plus noire !

- Hé, Aimée, qu’est-ce qui se passe ? Tu vas bien ?

- Que va dire Sœur Bénédicte ? murmura-t-elle d'une voix éteinte, l'esprit obsédé par une seule pensée. Jamais je ne pourrai retourner vers elle, elle va en mourir de chagrin.

Personne ne comprit cette préoccupation pour une religieuse, alors que la jeune femme aurait dû s’inquiéter de son avenir, de sa réputation, se lamenter et se révolter, ou même chercher à s’enfuir.

Ce fut pourquoi, son état de choc manifeste et ses paroles incohérentes alertèrent Viviane, qui trouva plus sage de quitter le café, et d’emmener sa *novice* dans un endroit plus rassurant.

 

- Quand je pense qu’il y a à peine deux heures, je m’apprêtais à m’amender ! Je voulais implorer le Pardon... Mais maintenant c’est fini, murmura la pauvre Aimée, lorsqu’elle retrouva la capacité de penser à peu près rationnellement, une fois assise sur un banc au bord du lac Léman.

Comme elle aurait voulu pleurer, expliquer à Viviane que ce n’était pas possible, qu’elle ne pouvait pas finir ainsi, que le Seigneur lui avait donné la vie pour qu’elle Le serve, et non pas pour qu’elle vende son corps... Mais qu’est-ce qu’une pécheresse aurait pu comprendre de ses tourments moraux ?

Et pourtant, après un long silence plein de pudeur, cette dernière saisit son menton pour la forcer à la regarder.

- Tu sais ma chérie, j’ai peut-être gagné ma place en enfer avec tout ce que j’ai fait de ma vie, murmura-t-elle sans aucune trace de regret dans la voix. Mais j’ai aussi fait mon catéchisme. Mes parents m’ont élevée dans la crainte du Seigneur. Il y a longtemps que je n’ai plus fréquenté une Église, mais il me reste des souvenirs. Ton Jésus n'a pas toujours prôné le Pardon pour tout ? Est-ce que ce n'est pas lui qui disait qu'il y avait de la place pour tous dans la maison de son Père, ou un truc dans le genre ?

- Lui oui... Mais Sœur Bénédicte m’a déjà tant pardonné. Elle a déjà fait tant de sacrifices pour moi ! C’est pour elle que je pleure... Comment je vais pouvoir lui annoncer que je suis tombée si bas ? Jamais elle ne voudra me revoir. Ce soir, je sais que pour elle, je n’existe plus...

- Alors là, c’est moi que t’insultes petite ! protesta Viviane, faussement contrariée. A t’entendre, on croirait que t’es déjà morte ! Comment peux-tu juger quelque chose que tu ne connais pas ? C’est vrai, tu vas être une fille de joie. Mais si on appelle ça comme ça, c’est pour une bonne raison, crois-moi... Bon, c’est vrai, on fait des choses parfois humiliantes et répugnantes, il n’y a pas de limite à la perversité des hommes. Mais parmi tous ces détraqués, il y en a qui viennent parce qu’ils ont pas d’autre choix... Et je vais te dire, Petite, personne ne peut imaginer la satisfaction qu’on peut éprouver, quand on voit repartir un client heureux, soulagé d’avoir pu se confier. Si les catins existent depuis la nuit des temps, c’est bien parce qu’elles sont utiles. Et ça, je suis persuadée que même ton Dieu le reconnaît. Quant à ta bonne Sœur, eh ben si elle ne le comprend pas, c’est qu'elle n'a rien pigé de la vie. Ne pense plus à elle, pense à toi. Ici, tu as une nouvelle famille.

Elle paraissait si convaincue par ce qu’elle disait, Aimée eut envie de la croire, d’oublier que par sa propre faute, à cause de sa faiblesse, de son amour de la chair, elle allait devenir une paria, faire partie de la lie de la société... Jusqu’à ce que le mot *famille* soit prononcé.

Une famille ? Comment pourrait-elle jamais faire confiance, se sentir bien, au milieu de ces êtres qui l’avaient achetée comme du bétail, qui allaient la mettre sur le trottoir, se servir d’elle comme d’un outil pour gagner de l’argent ?!

Malgré elle, la révolte qui était la sienne embrasa son regard noir, et délia sa langue, jusque-là bâillonnée par sa rigide éducation.

- Oui c’est vrai, je maintiens ce que j’ai dit ! affirma Viviane, après avoir entendu la réflexion scandalisée d’Aimée. T’es bien tombée ici. Et tu sais, j’ai de l’expérience, à ton âge il y avait déjà longtemps que je travaillais dans une maison close. En ce temps là, c’était pas facile ! La taulière était pas commode... Là oui, c’était l’enfer et la perdition. On n'était rien, moins que des bêtes. Mais j’ai eu la chance de rencontrer l’ancien boss d’ici, et tout a changé. D’un côté, c’est plus dur parce que tu attends des heures dans la nuit et le froid, tu te fais régulièrement arrêter pour racolage, et la chambre où tu entraînes les clients est insalubre. Mais hors du boulot, tu as une vie normale. Tu es libre...

-Libre c’est ça ! protesta Aimée, qui ne trouva rien d’enviable au portrait de son avenir dressé par sa compagne. N’empêche que je serai toujours sous la coupe du Tsar... Comment peut-il agir comme ça ? Comment peut-on se déclarer propriétaire d’une personne ? Qui est-il, d’où vient-il pour s'arroger le droit de vie et de mort sur quelqu’un ?

- Ça, ma chérie, personne ne peut te répondre. Il n'y avait que mon homme qui le connaissait un peu, et qui aurait pu te dire d’où il sortait. Mais de toutes façons, même s’il était encore là, il ne te l’aurait pas dit... Le Tsar est un inconnu, même pour ses plus proches lieutenants. Alors tu penses si moi j’en sais plus ! Mais assez parlé de sujets douloureux. Si on allait manger quelque chose ?

Si sa situation n’avait pas été aussi dramatique, Aimée aurait éclaté de rire, en entendant cette proposition. Comment Viviane pouvait-elle songer à manger, alors qu’elle venait d’ouvrir les portes de l’enfer à sa jeune compagne ?

- Non merci, j’ai vraiment pas faim. Mais dites, il ne vous fait pas peur à vous ?

- Tu veux plaisanter ?! Tu sais, aujourd’hui il était de bonne humeur, c’était détendu. Mais attends qu’il ait quelque chose à te reprocher. C’est une expérience que tu feras tout pour ne pas revivre.

- Mais qui il est ? Il vient d’où ?

- Si un jour tu le découvres, j’aimerais bien que tu m’le dises. Comme je te l’ai dit, il n'y avait que le Commodore qui savait. Je crois qu’il l’avait connu gamin, si vraiment il a eu été gamin un jour. Enfin bref, un soir il l’a retrouvé sur le bord d’une route, et il l’a ramené ici. C’était avant la guerre... Et il y a eu cette horrible histoire : le Commodore s’est fait tabasser à mort... et le Tsar l’a vengé sauvagement. Parce qu’il était encore mineur, il a échappé de peu à la guillotine, mais il aurait dû passer sa vie en taule.

- Alors... Comment ça se fait qu’il soit ici ? Il s’est évadé ?

- Non. Il y a eu la guerre. Les choses ont changé. Il paraît qu’il est allé déminer les plages en Normandie, ou quelque part par là-bas, et il a bénéficié d’une grâce pour *services rendus à la Patrie*. Enfin bref, il y a un peu moins de deux ans, il est revenu pour voir la tombe du Commodore. Mais ici, tout avait changé. Le Gentleman, le boss d’avant, était mort en déportation et il avait été remplacé par un collabo de la pire espèce. T’as sûrement connu des salauds comme ça, qui ont été assez malins pour retourner leur veste au dernier moment… A la libération donc, l'Amerloque, celui qui avait dénoncé le Gentleman, s’est pris de passion pour Al Capone et il a essayé de transformer notre bon vieux Annemasse en *Chicago Sur Léman*. Il a imposé ses hommes de mains, des brutes épaisses qui jouissaient en cognant... Regarde, tu vois cette brûlure dans ma nuque ? C’est un de ses copains qui a éteint son cigare, parce que je n’avais pas assez travaillé à son goût…

En parlant, elle baissa la tête et souleva sa perruque, dévoilant ainsi une impressionnante marque circulaire, blanche et boursouflée, qu’Aimée observa en réprimant mal un murmure terrifié.

- Et quel est le rapport avec le Tsar ? demanda-t-elle, désireuse d’éloigner de sa vue cette horrible cicatrice, de même que de mettre un terme au silence qui s’était installé.

- Eh bien vois-tu, quand Le Tsar a réapparu, la situation était telle que les anciens, enfin les hommes qui restaient de la bande du Gentleman, commençaient à trouver qu'il exagérait vraiment. Il y en a qui songeaient sérieusement à le faire arrêter de nuire. En fait, ils auraient déjà passé à l’acte, s’ils avaient eu un chef à mettre à la place de l’Amerloque.

- Mais pourquoi il fallait un chef ? Ils n'auraient pas pu laisser la police mettre toute la bande en prison ?

- Écoute Aimée, j’ai pas trop envie de te faire une leçon de politique maintenant ! Un jour tu comprendras que dans chaque ville, il y a des affaires pas très catholiques. Et crois-moi, il vaut mieux avoir un désordre organisé et plus ou moins contrôlé qu’une anarchie complète, protesta Viviane impatientée par les interruptions régulières de sa compagne. Pour en revenir à mon histoire, comme je te le disais, les anciens sont des lieutenants parfaits, mais aucun n’a les qualités qu’il faut pour faire un bon chef. Ils ont tous besoin d’avoir des ordres pour être efficaces.

- Et le Tsar ?

- Il n'a qu’à claquer des doigts pour que tous ceux qui sont à moins de 20 mètres de lui rampent à ses pieds. Déjà avant son arrestation, il y en avait qui ne bougeaient pas tant qu’il n'avait pas fait un geste. Le Gentleman commençait même à s’inquiéter pour son autorité... Alors, quand ils l’ont vu, Le Grand Jojo, Rembrandt et les autres l’ont persuadé de prendre la place de L’Amerloque.

- Visiblement, il a réussi...

- Ça a donné lieu à une guerre sanglante. Mais oui, le calme et le bon sens sont revenus. Bon c’est vrai, les activités de la bande sont toujours les mêmes et on travaille toujours autant. Mais maintenant il y a des règles, une sorte de charte de bonne conduite. Les braves citoyens n'ont plus à avoir peur de se promener dans les rues après la tombée de la nuit, sauf s’ils mettent leur nez dans le coin. Alors qu’avant, les règlements de compte et les échanges de tir se passaient n’importe où, n’importe quand.

- Et l’autre, qu’est-ce qu’il est devenu ?

- Qui, L’Amerloque ? Il paraît que la dernière fois qu’il a été aperçu, il montait sur la barque d’un pêcheur avec deux hommes du Tsar. J’ai pas besoin de te faire un dessin de ce qui s’est passé après… Alors voilà, maintenant tu sais dans quel milieu tu es tombée...

Oh oui, elle savait ! Et si elle avait été seule, elle n’aurait pas hésité à essayer d’y échapper en se jetant dans le lac. Mais Viviane était là, avec sa sollicitude, avec ses bras protecteurs passés autour de ses épaules, et ses paroles réconfortantes...

- Allez, viens, il commence vraiment à faire froid, il faut rentrer. Demain, on ira faire les boutiques. Tu verras, il n’y a rien de mieux pour se remonter le moral que de nouveaux vêtements, même si c’est pour le travail... Et ne t’inquiète pas, tu ne vas pas partir à l’aventure. Les filles et moi, on restera à tes côtés, et tu apprendras vite le métier, tu verras.

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M
<br /> <br /> Pauvre Aimée, quand tu prends conscience de la situation dans laquelle tu te trouves, tu penses tout de suite à Soeur Bénédicte et à ce qu'elle va penser de te savoir tombée si bas. J'ai<br /> l'impression que tu culpabilises d'être dans cette situation. Tu dois comprendre que rien n'est de ta faute. Si tu veux un conseil, prends les jambes à ton cou et fuis le plus loin possible... ou<br /> épouse un prince héritier... mais je ne suis pas sûr que l'auteur te fasse un tel cadeau <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Rien n'est de sa faute, rien n'est de sa faute... la chair est faible, ne dit-on pas ?<br /> <br /> <br /> Pourquoi épouser un prince héritier, quand elle appartient à un empereur ? <br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> <br /> On comprend mieux comment le Tsar en est arrivé à occuper cette place !<br /> <br /> <br /> Aimée semble quand même avoir droit à un peu de réconfort dans son malheur grâce à Viviane... Où qu'elle se trouve, Aimée tombe souvent sur une sorte de "protectrice" d'ailleurs !<br /> <br /> <br /> Vivement la suite !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Mais si on cherche bien, il y a toujours autour de nous une personne maternante... et c'était le moment qu'Aimée en trouve une <br /> <br /> <br /> <br />