Au Rendez-Vous... : Aimée 9/1

Publié le par Marie A

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Chapitre IX

 

Il y avait bien une heure qu’il se livrait à son petit manège. Qu’il passait et repassait devant chaque fille, les détaillant du coin de l’œil sans oser franchir le pas et en aborder une.

- Hé Irma ! Qu’est-ce que t’en penses ? Dépucelage ?

D’un regard expert, l’interpellée jaugea la haute silhouette vêtue d’un costume sombre de bonne facture, le visage fin et hâlé, avant de répondre à l’interrogation d’Aimée.

- Naan. Trop vieux et trop sûr de lui, grommela-t-elle avec une moue trahissant son peu d’intérêt pour l’homme en question. Méfie-toi, il a pas l’air net...

Sa mise en garde se perdit dans la voix d’Aimée, qui hélait déjà l’inconnu en lui proposant de goûter à sa *marchandise*.

C’était un petit jeu auquel elle commençait à prendre goût depuis que son doigt portait l’anneau d’or des femmes respectables.

Il y avait trois semaines qu’elle était devenue *Madame Meunier*, et ce bout de papier signé à la mairie sous le regard témoin de Jojo et de Viviane avait changé sa vie. Certes son existence était toujours la même, sa profession l’entraînait toujours sur les trottoirs de Genève mais sa conscience avait cessé de la tourmenter. Elle avait sauvé les apparences, elle était mariée et puisque son époux refusait de la toucher, elle avait une *excuse* pour se donner au premier venu...

... Comme ce quadragénaire qui avançait vers elle d’un pas hésitant.

- C’est combien pour la nuit ?

- Hé Coco, tu crois que ça se passe comme ça ? s’amusa Irma, dont l’oreille intéressée était restée à proximité.

Mais elle ravala sa plaisanterie devant le regard contrarié d’Aimée, qui la poussa à aller promener sa guêpière plus loin.

- Qu’est-ce que tu entends par *la nuit* ?

- Jusqu’au lever du soleil... Juste nous deux. Dans une chambre du Richmond... Ton prix sera le mien.

Elle n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour prendre une décision, et pour aller prévenir le Tsar, qui plumait des inconnus dans un bistrot en face de sa place de travail.

 

- Bon alors, qu’est-ce que tu veux de moi ? interrogea-t-elle plus tard, en rangeant la liasse de billets dans son sac à mains.

Elle s’attendait à tout, et en particulier au plus sordide et au plus obscène... Son client était trop beau, trop riche, trop poli pour avoir besoin d’une prostituée, sauf s’il recherchait quelque chose qu’aucune femme sensée ne pouvait accepter... Néanmoins, la proposition qu’il lui fit dépassa de loin toutes ses suppositions les plus rocambolesques.

- Tiens. Va à la salle de bains, enlève ta couche de peinture et enfile ça.

Il avait tout prévu : le démaquillant, la brosse à cheveux, et même la longue chemise de nuit de coton blanc. Tout pour transformer une femme provocante en jeune vierge innocente.

Elle avait déjà eu des clients étranges. Mais la palme de la bizarrerie fut décernée à celui de cette nuit-là, à cet homme qui dépensa une fortune pour emmener une fille de joie dans un palace, uniquement dans le but de s’endormir chastement à ses côtés !

 

Réveillé en sursaut, Nicolas posa un regard ennuyé sur le réveil installé à côté du lit.

6 heures.

Il n’avait réussi à dormir que trois misérables quarts d’heure !

Pourtant, ces derniers temps, tout cela s’était calmé. Les cauchemars s’étaient adoucis, et ses longues insomnies espacées... Il lui était même arrivé de passer une nuit sans s’éveiller en sueur, la peur au ventre... Et voilà que tout recommençait, que le Commodore était revenu le hanter. Pourquoi ?

Est-ce que cela pouvait avoir un rapport avec le fait qu'... ?

Elle n’était pas là... Elle ne s'était pas endormie à son côté. Il ne s’était pas imprégné de sa paix, de sa sérénité avant de sombrer...

De toutes façons, il ne pourrait plus redormir, autant s’habiller et aller l’attendre devant la porte du plus bel hôtel de Genève, pour être là si les choses tournaient mal, pour la ramener à la maison. Et si, comme le soupçonnait Irma, le mystérieux client était un désaxé ?... S’il avait fait du mal à Aimée, ou au bébé ?... Ou pire, s’il réussissait à...

Non ! Cela devenait trop dangereux... Il fallait qu’elle arrête, qu’elle aide Viviane jusqu’à la naissance... Et après... Après ? Il verrait. Peut-être qu’il y avait une autre solution...

 

*******

 

- Alors, M’dame Aimée, c’est pour quand ?

- Plus que quatre ou cinq semaines, Commissaire. Mais je s’rais pas contre l’idée qu’il vienne avant. Je peux bientôt plus bouger derrière ce comptoir. Alors, qu’est-ce que je vous sers ?

- Un café, j’suis en service. Il est par là, le Tsar ?

- Non, il avait une affaire à régler ailleurs. Il devrait rentrer bientôt.

- Alors je vais l’attendre un moment. Dites, c’est pas la foule ici, le matin...

Elle l’aimait bien, ce Commissaire Reymond ! Régulièrement il passait au café, il observait les nouveaux visages et buvait un verre en compagnie du Tsar, toujours au comptoir et toujours à l’heure d’affluence, par souci de préserver leur réputation respective...

Tous deux avaient fait du chemin depuis le jour où, jeune inspecteur, il avait passé les menottes aux poignets de cet enfant anéanti par la mort de son mentor... Anéanti mais si digne, si responsable, assumant tout sans sombrer dans les pleurnicheries et les lamentations.

Oui, ce jour-là, le Commissaire Reymond avait été impressionné par cette démonstration magistrale de self-control. Puis, bien des années plus tard, ce sentiment s’était mué en véritable admiration pour celui qui, sous le nom de Tsar, avait remis un semblant d’ordre dans cette ville que les autorités peinaient à contrôler... Et cette admiration s’était muée au fil des ans en une estime réciproque qui permettait aux deux hommes de se rendre des *services* en gardant chacun leur intégrité.

- ... Et Viviane, elle est par là ?

- Non. Elle fait la nuit...

Elle ne put terminer sa phrase. Soudain, un poignard sembla lui perforer le bas-ventre, l’obligeant à serrer les dents pour ne pas laisser échapper un cri de douleur. Elle ne put, elle ne voulut pas se plaindre, pour ne pas déplaire au Tsar... Et pourtant elle eut l’impression d’entendre son utérus se déchirer comme une pièce de tissu élimé. Instinctivement, elle plaqua ses mains sur son abdomen proéminent dans une vaine tentative d’en retenir le contenu, avant de s’écrouler sans connaissance, le visage livide.

 

Malgré la présence d’esprit et la rapidité du Commissaire, Aimée resta quatre jours entre la vie et la mort, veillée constamment par une religieuse en prière et son mari.

Fidèle à sa réputation, celui-ci sembla uniquement remplir son devoir d’époux en restant au chevet de sa femme. Et pourtant, intérieurement, il n’en pouvait plus de culpabilité et d’angoisse, des émotions totalement nouvelles pour lui.

Elle était si belle, si paisible, mais si pâle, si froide dans ce lit trop blanc ! Il aurait voulu faire quelque chose, n’importe quoi plutôt que de rester là, assis sur une chaise, à attendre qu’elle ouvre les yeux !

Tout était de sa faute ! S’il l’avait laissée avec son Henri, s’il ne se l’était pas appropriée, elle n’en serait pas arrivée là... Elle aurait bien fini par se lasser toute seule de son vaurien, et aurait cherché -et trouvé- un brave garçon prêt à l’aimer comme elle le méritait...

Les médecins eurent beau lui assurer que ce qui était arrivé pouvait survenir chez n’importe quelle femme, il s’en voulut de l’avoir poussée à continuer son travail malgré son état, de lui avoir fait comprendre qu’il n’écouterait pas ses plaintes.

Ah, s’il s’était inquiété avant… si...

Lui, qui ne revenait jamais sur ce qui n’avait pas été, qui avait vécu sans jamais se poser de question, qui s’était accommodé depuis toujours de ce qui lui était arrivé sans chercher à changer le cours des choses, se surprit à passer ces quatre jours à essayer de refaire le monde, à remonter le temps pour imaginer ce qui se serait passé s’il n’avait pas poussé la porte de ce troquet genevois, en ce jour de décembre...

Cependant, avec son pragmatisme froid, il ne perdit pas de temps à chercher la raison de cette réaction irrationnelle, ayant depuis l'épisode de la nuit à l'hôtel, mesuré toute la place prise dans sa vie par son épouse...

Il ne connaissait rien de la religion, et n’avait jamais cherché à s’y intéresser. Néanmoins, juste un instant, il eut envie de croire en cet Être Suprême dont sa femme parlait quelquefois. Il eut envie de croire que Quelqu’un, quelque part, était responsable de tout, et pouvait tout, y compris prendre la vie de ce démon qu’était Nicolas Meunier, pour épargner celle de l’ange Aimée.

Mais tout cela n’était qu’utopie ! Malgré toute la ferveur maladroite qu’il mit dans sa prière, les arguments qu’il employa pour présenter son marché, sa supplique resta lettre morte. Il se retrouva démuni, désemparé, contraint d’assister une fois de plus au lent départ d’un être à qui il s’était attaché, sans pouvoir faire autre chose que de veiller à son confort.

 

Seigneur ! Est-ce que cette douleur allait enfin cesser ?! Elle n’en pouvait plus, son corps allait exploser si elle ne faisait rien. Il fallait pourtant qu’elle prépare le café du Commissaire avant qu’il ne s’aperçoive de quelque chose...

Persuadée que tout reviendrait à la normale avec une profonde inspiration, Aimée emplit ses poumons... et l’embrasement de tout son corps l’obligea à ouvrir les yeux.

Il lui fallut quelques secondes avant de percer le voile qui brouillait sa vue, et pour découvrir le visage préoccupé de son mari penché au-dessus d’elle.

- Nicolas... Qu’est-ce... ?

Elle était terrifiée par cet univers inattendu, par cette douleur incessante, par cette incapacité à se souvenir. Le Tsar le comprit, le lut dans son regard, sur son visage, et pour la rassurer, autant que pour se rassurer, il fit quelque chose dont il se croyait incapable. Spontanément il saisit la main de son épouse et la serra avec force, tout en plantant ses prunelles d’azur dans les cerises noires qui le suppliaient.

- Chut... doucement. Ne bouge pas...

- Le bébé... ?

Comment lui dire qu’elle était désormais seule, que son ventre était maintenant vide, nu, une plaie béante d’où la vie s’était éteinte à jamais ?

- C’était une fille.

Il n’en dit pas plus, mais serra plus fortement la main qu’il tenait entre la sienne, dans une faible tentative de lui transmettre sa force pour l’aider à accepter l’horrible nouvelle. Même s’il ne comprit pas vraiment les raisons des larmes qui roulèrent silencieusement sur les joues pâles (l’attachement d’une mère pour son enfant, pas encore né de surcroît, restant pour lui un phénomène étrange) il fit de son mieux pour respecter la douleur de sa femme, en restant silencieux quelques instants, le temps pour lui de détailler le corps meurtri étendu sur son lit de douleur.

- Mais toi, tu es là…

Dans n’importe quelle autre situation, ces mots auraient résonné comme un point final à la discussion, un rappel à l’ordre tuant toute sensiblerie.

Mais quelque chose dans sa voix, dans l’acier de son regard, dans son expression, émut Aimée. Il parut soudain si désemparé, si soulagé, si sincère, si... humain, que l’espace d’un instant, elle oublia qui il était. Pour la première fois, cet homme lui inspira autre chose que de la crainte. Profondément touchée par l’importance qu’il semblait vouloir lui accorder, elle rassembla ses maigres forces pour à son tour exercer une pression sur la main qui broyait la sienne.

- ...Et de toutes façons, c’était mieux pour elle...

Ce fut plus fort que lui. Troublé par cette compréhension réciproque, par ce geste inattendu, il retrouva la maîtrise de ses émotions avec ce jugement sans appel. Aimée était lucide, elle l'avait reconnu, elle lui avait même presque souri... C'était tout ce qu'il attendait, tout ce dont il avait besoin pour être rassuré.

- Bon il faut que tu te reposes, je vais partir. Je préviendrai le médecin en passant. A ce soir.

Elle eut envie de le retenir. Pour le garder auprès d’elle, pour sentir sa présence, entendre sa voix... Mais il s’en alla trop vite, sans un regard, sans un sourire, sans autre geste que cette moue si personnelle qui donnait l’impression de précéder une grande déclaration. Il sortit de la pièce à grands pas, pressé de retrouver le grand air, de quitter cet endroit maudit dans lequel il étouffait.

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M
<br /> <br /> A chaque chapitre son lot de surprises ! Bravo, on ne s'ennuie jamais avec Aimée et le Tsar.<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Merci merci merci !<br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> <br /> Très bon épisode ! On est vraiment avec Aimée et Nicolas !<br /> <br /> <br /> Vivement la suite !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Merci, c'est un bonheur de savoir que tu apprécies !<br /> <br /> <br /> <br />