Au Rendez-Vous... : Aimée 9/2

Publié le par Marie A

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En ce soir de Noël, Aimée se sentait abandonnée. Le Tsar était loin, occupé à quelque affaire plus aisée à conclure en ce jour de trêve générale. Elle n’avait personne à qui parler, sa tapisserie était terminée... L’espace d’un instant, elle eut envie de braver le courroux de son mari et d’entrer dans la pièce *déconseillée* pour voir ce qu’elle pouvait contenir de si intéressant pour retenir son époux de si longues heures chaque nuit... avant de renoncer prudemment...

Il y avait un mois qu’elle était rentrée à la maison, l’âme déchirée par la perte de cet enfant auquel elle s’était déjà attachée.

Son corps s’était remis, les plaies s’étaient cicatrisées. Mais au fond de son cœur, elle pleurait encore ce petit être qu’elle ne pourrait jamais embrasser, ni bercer, ni voir grandir... et dont elle ne sentirait jamais les bras passés autour de son cou.

Elle avait tant besoin de cette tendresse distribuée sans compter par les petits Robert ! Elle allait perdre la raison entre ces quatre murs, sans aucun contact charnel, sans caresses, sans souffle chaud dans sa nuque, si son mari ne l’autorisait pas bientôt à reprendre le travail ! Elle avait hâte de retrouver son coin de trottoir, ses clients, même les plus repoussants, ces simulacres d’amour. Tout ce qu’elle n’avait plus et qui était si important pour son équilibre !

A son grand étonnement, elle n’avait pas perdu son mari à la suite de son malheur.

Celui-ci avait en effet catégoriquement refusé d’entendre parler de rupture, après la disparition de ce qu’Aimée croyait être la seule raison à leur union. Dans la mesure de ses moyens, il s'était même montré attentionné, soucieux de son bien-être, attentif à lui assurer au moins une visite quotidienne de l’un de leurs amis. Cependant, malgré cette esquisse d'intérêt pour elle, il continuait à repousser toute intimité, tout geste équivoque. A force de persévérance, elle avait tout de même réussi à imposer le chaste baiser sur sa joue, chaque soir en guise d’étreinte... mais c’était là le seul contact qu’il autorisait, toujours avec un mouvement de recul et un grognement...

Oui, ils formaient vraiment un couple étrange, le Tsar et elle...

Avec un soupir, elle posa sa revue à côté d’elle, et s’approcha de la fenêtre pour observer les allées et venues des passants.

A quoi bon réfléchir, se poser des questions, rêver à ce qui ne serait jamais ? N’avait-elle donc pas encore assez pleuré ? C’était Noël tout de même ! Pourquoi, au lieu de se morfondre toute seule dans cette pièce sans âme, ne partirait-elle pas à la recherche d’une église protestante pour assister au sermon de minuit ?

Après tout ce qu’elle avait vécu, peut-être était-il temps de commencer à rassembler tous ses morceaux d’existence, et de faire la paix avec son passé ? En commençant par raviver cette foi qui l’avait accompagnée depuis ses premiers jours. Quelle meilleure occasion pour cela que l'anniversaire de Celui qui était descendu sur terre pour la sauver ?

Il y avait tant d’années qu’elle ne s’était plus rendue au culte ! Depuis... Oui, depuis qu’elle avait quitté la vallée de La Sagne. Depuis que sa vie était partie en lambeaux.

Tout cela était si loin dans sa mémoire ! Tant de choses s’étaient passées, tant de malheurs pour si peu de joie, elle avait oublié. Oublié la communion dans le recueillement, la paix donnée par la prière ; la confiance, la joie débordant des cantiques ; et la force, le courage transmis par le sermon d’un officiant touché par la grâce, comme c’était le cas du pasteur de l'église qui l'accueillit sans hésitation.

« Le cœur d’une mère est pareil à celui du Très Haut, toujours prêt à pardonner, à ouvrir les bras pour accueillir un repentir sincère... » Voilà le discours que ce dernier voulut transmettre, ou du moins celui qu’Aimée comprit, celui en lequel elle voulut croire !

Sœur Bénédicte lui manquait. Plus qu’elle ne l’aurait voulu. Plus qu’elle n’osait se l’avouer. Et ce soir-là plus que jamais. Elle était si seule ! Elle avait tant besoin de parler à quelqu’un, de se confier, de savoir que sa mère n’ignorait rien de ce qu’elle était devenue, même si cela devait entraîner son bannissement...

 

Une simple et courte phrase répondit à la longue lettre confession qu’Aimée rédigea en rentrant du culte de Noël. Quelques mots sibyllins, déposés sèchement sur le feuillet d’un cahier d’écolier.

« Ce qui doit être fait mérite d’être fait avec cœur et courage. »

Était-ce une acceptation, un jugement, une condamnation ou une bénédiction ? Sœur Bénédicte n’avait rien ajouté, comme pour laisser le doute perturber son enfant... Mais au moins elle avait pris le temps de répondre, ce qu’Aimée considéra comme un faible signe d’espoir, une lueur porteuse de paix.

Elle connaissait bien sa mère, et était tout à fait consciente du mal qu’elle lui avait fait en lui parlant de sa profession, de son mariage fantôme, de cet enfant promis et repris. Rien que le tiers de ses aveux aurait suffi à fermer le cœur et la porte de n’importe quelle génitrice. N’importe laquelle, mais pas Sœur Bénédicte, qui avait appris d’expérience à quel point le destin échappait à tout contrôle.

Néanmoins la déchéance de sa fille, celle-là même qui lui faisait si peur lorsqu’elle admirait son petit ange endormi dans son landau, fut une triste nouvelle pour la religieuse. Malgré le silence. Malgré la dernière lettre inquiétante que son *Cadeau du Ciel* lui avait envoyée juste avant de s’enfuir de chez les Robert. Malgré les craintes de ses anciens patrons, concernant l’homme avec qui elle était partie, elle avait voulu garder confiance. Elle avait prié chaque jour pour qu’Aimée reste sur le droit chemin, qu’elle garde la foi, et trouve la force de résister à la tentation.

Ce fut pourquoi il lui fallut de temps, des mois de doute, de prières et de méditation, pour enfin commencer à accepter le chemin qui avait été tracé pour son enfant.

En fait jusqu’à ce que, au travers de contacts épistolaires sporadiques, elle comprenne qu’Aimée n'avait pas tout oublié et qu'elle suivait de son mieux et à sa manière les préceptes reçus durant son enfance.

Bien sûr, la jeune femme n’avoua jamais qu’elle avait trouvé sa voie, qu’elle se sentait dans son élément, qu’elle retirait de la joie et de la satisfaction à la fréquentation des hommes. Non, elle préféra relater les expériences gratifiantes vécues durant son travail, telle cette chaste nuit passée à l’Hôtel Richmond, ou ce jeune homme au cœur brisé qu'elle avait dissuadé de se jeter sous un train, ou encore ces adolescents timides, venus s’éveiller à leur vie d’homme...

Et peu à peu, Sœur Bénédicte ouvrit les yeux et son cœur, et entra dans ce monde qu’elle ne connaissait qu’à travers les préjugés. Apaisée par le tableau rassurant, bien que quelque peu édulcoré, qu’en avait dressé sa fille, elle finit par abandonner la lutte qui opposait sa rigidité pleine de principes de religieuse et son indulgence maternelle, pour rédiger la lettre de réconciliation tant attendue, assurant de son amour inconditionnel, et invitant son enfant à aller lui présenter son mari.

 

Plus de deux ans furent nécessaire à Sœur Bénédicte pour faire ce long chemin vers l’acceptation. Deux ans qui dans le même temps permirent l’éclosion de la princesse de la nuit telle que l’avait vue le Tsar dès son premier regard.

L’interminable convalescence amena en effet Aimée à changer d’état d’esprit au sujet de son approche de la profession.

A son grand embarras, elle dût convenir que les rapports avec les clients lui manquaient. Comme lui manquaient les confessions sur l’oreiller, les différentes personnalités rencontrées, ce pouvoir qu’elle avait sur les hommes, tout cet univers dur mais chaleureux, la solidarité ainsi que les rivalités entre les filles de la nuit... Oui, l’absence de tout cela lui fit comprendre combien elle en avait besoin, et surtout du vide que tout cela laissait dans sa vie, que la seule présence de son mari était loin de combler.

Errant, oisive, entre son appartement et le café, elle jalousa ses collègues, leurs tenues, les regards posés sur elles... et attendit avec impatience le moment de pouvoir aller les rejoindre, de retrouver son bout de trottoir, cette chambre d’hôtel minable qui lui servait de *cabinet*.

Perdue au fond de sa solitude, frustrée de contacts, morte d’ennui, elle eut le temps de méditer, pour arriver à la conclusion que la vie préparée pour elle par Sœur Bénédicte, et celle que le Tsar lui faisait mener n’étaient pas si différentes : chacune à leur manière mettant en pratique la parole du Christ, en apportant tendresse, écoute et réconfort à de pauvres hommes en détresse. Certes les moyens différaient, mais le résultat était le même : quelques instants de bonheur arrachés au quotidien terne et gris.

Pourquoi alors se lamenter, se torturer, refuser la réalité ? Quel mal y avait-il à donner le sourire à autrui ? Pourquoi cacher, le plaisir qu’elle éprouvait ?

Tout comme sa mère, Aimée dut faire la paix avec elle-même, entre sa conscience et ses désirs, et enfin accepter le fait qu’elle aimait ce qu’elle faisait. Aidée en cela par des souvenirs enjolivés par l’ennui, qui occultèrent les nuits de pluie sans aucun client, les violences et les humiliations indicibles de certaines passes, les insultes et les sermons des évangélistes, elle reprit son travail totalement transformée, sans plus aucune honte ni sentiment de culpabilité.

Enfin délivrée de ses démons, elle se trouva un équilibre entre la pratique religieuse du dimanche et les nuits de débauche ; entre ces inconnus la visitant *bibliquement* chaque soir, et ce mari qu’elle ne pouvait toucher, et elle s’épanouit !

Désormais bien dans sa vie et dans son corps, admirée et adulée, elle reprit les kilos perdus durant ses longs mois d’enfer, et retrouva cette silhouette de pin-up qui fit d’elle réellement la reine de l’écurie du Tsar.

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J
<br /> <br /> En effet, cette fameuse pièce attise drôlement la curiosité... Ce qui est intéressant, c'est de voir comment certains personnages, comme Aimée et Soeur Bénédicte, sont plus complexes qu'il n'y<br /> parait et réagissent parfois d'une manière toute autre que celle attendue ! Vivement la suite !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> La pièce, on va la laisser à son propriétaire un moment... mais elle va revenir vous inquiétez pas <br /> <br /> <br /> La grande question est : est-ce que la réaction des deux femmes est si surprenante que cela ? <br /> <br /> <br /> <br />
M
<br /> <br /> Ah ah... on reparle de la fameuse pièce interdite. Quand Aimée va-t-elle se décider à l'ouvrir ? Je suis curieux !<br /> <br /> <br /> Je dois avouer que l'état d'esprit d'Aimée me perturbe un peu... Trouver un équilibre entre deux mondes totalement différents, tout cela me laisse perplexe. L'ambigüité du personnage me laisse<br /> perplexe, et c'est bien pour cela que j'adore ce roman qui ne tombe pas dans les clichés.<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Au risque de me répéter, MERCI pour tous ces commentaires positifs.<br /> <br /> <br /> C'est un fait que la comparaison entre les deux mondes est osée, et peut laisser perplexe. Mais est-ce si faux pour autant ?<br /> <br /> <br /> <br />