Au Rendez-Vous... : Aimée 7/3
Dès qu’Aimée eut disparu de son champ de vision, une étrange lueur satisfaite éclaira le visage du Tsar. Posément il se servit un verre de rhum, qu’il dégusta les yeux perdus dans le vague.
Il avait réussi !
Dès la première seconde où Aimée avait posé le pied dans ce bistrot de Genève, il avait su qu’un jour, elle lui appartiendrait !
Pourtant, elle n’était pas attirante ce soir-là. Mal habillée, mal coiffée, le pas traînant, le visage terne et fatigué, elle inspirait plus la pitié que le désir... pour tout le monde, sauf pour lui !
Curieusement, car il n’était certainement pas homme à laisser son imagination prendre le pas sur la raison, ce n’était pas une jeune femme misérable qu’il avait vue entrer, mais une créature éblouissante, un ange descendu du fuselage d’un bombardier américain.
Sur le moment, il avait uniquement songé au bien que ce bijou pourrait faire à ses *affaires*. Mais elle s’était approchée de cette loque humaine qu’elle avait appelée *chéri*. Elle s’était laissée insulter sans réagir. Elle avait continué à le soutenir, à lui redonner un aspect présentable avec douceur et patience, le regard éperdu d’amour...
Et il y avait eu cette histoire de bébé ! Ce déballage de vie intime devant des étrangers, la douleur qui avait percé dans la voix sensuelle...
Si le Grand Jojo ne s’était pas spontanément porté au secours d’Aimée, le Tsar aurait bougé, il aurait envoyé l’un de ses hommes... Peut-être même se serait-il levé lui-même, quitte à étonner ses compagnons. Oui, il aurait fait ce qu’il fallait pour alléger le fardeau de cette malheureuse !
Pourtant de telles scènes lui étaient familières. Régulièrement, il assistait à la récupération d’un ivrogne par une épouse ou un enfant honteux ! Il voyait des disputes, des larmes, des coups, de pauvres jeunes femmes perdre leur beauté, leur jeunesse auprès d’un homme qu’elles avaient mal choisi. Et jamais il ne réagissait. Il restait froid, indifférent, insensible aux tourments et au désespoir.
Alors, pourquoi s’était-il préoccupé du sort d’Aimée ? Pourquoi avait-il décidé de la sortir de sa misère, même à son corps défendant ?
Si quelqu’un avait eu le courage de lui poser la question, il aurait peut-être expliqué qu’elle était simplement parfaite pour succéder à Viviane, pour devenir le diamant de sa collection, la reine de ses filles...
S’il s’était interrogé sur ses motivations, il aurait peut-être admis qu’elle l’intéressait, qu’il aurait du plaisir à la côtoyer...
Cependant, quelle qu’en ait été la raison, le fait était qu’il avait manipulé Henri pour le mettre à genoux, jusqu’à ce qu’il n’ait d’autre choix que d’accepter le quitte ou double.
Et elle était là ! Plus belle que le jour. Resplendissante dans sa robe verte.
Bien sûr, elle n’était pas rassurée. Elle avait peur. Peur de lui, de ce qui lui arrivait, de ce travail dont elle n’avait pas encore compris en quoi il consistait. De façon incompréhensible, elle avait aussi peur pour ce pauvre type, ce lâche, ce faible qui avait fait son malheur...
Mais cela n’avait pas d’importance. Le Tsar connaissait les femmes comme elles. Il ne doutait pas une seconde qu’une fois apprivoisée, elle apprécierait cette nouvelle vie qu’il lui avait offerte.
Quant à cet Henri, il s’était assuré que plus jamais son chemin ne croise celui de sa reine, et il espérait qu’avec son absence, celle-ci comprendrait enfin tout le mal qu’il lui avait fait.
Oui, tout allait très bien aller ! Elle était faite pour ça ! Dans peu de temps, lorsqu’elle aurait accepté son destin, qu’elle se serait habituée à ces tenues à l’opposé des chasubles religieuses, elle laisserait exploser sa grâce, son charme, et elle deviendrait l’impératrice de ce milieu...