Au Rendez-Vous... : Le Tsar 1/3
Résumé :
Nanny Marjorie, une veuve au grand coeur nourrice au château, ne supporte pas la haine manifestée par le grand-père désolé de la perte de sa fille. Spontanément, elle prend en charge le nouveau-né, au plus grand soulagement de son aïeul.
Après bien des efforts infructueux, elle comprend enfin qu'il ne supporte aucun contact charnel aussi, elle réussit à trouver un moyen de lui donner son premier vrai repas, avant de s'endormir en admirant son petit crâne parfait.
C'est le lendemain, après avoir confié les trois enfants du baron à une femme de chambre, que la nurse emmène son nouveau protégé auprès de sa patronne.
La châtelaine terminait sa toilette, assise devant un grand miroir. Distraitement, sans remarquer le panier d’osier pendu au bras de son employée, elle l’invita à approcher tout en choisissant un des nombreux parfums alignés devant elle.
- Eh bien, Marjorie, que se passe-t-il ? Il y a un problème avec Mademoiselle Marie-Eugénie? interrogea-t-elle d'un ton détaché.
- Non, Madame... Vos enfants vont très bien... Au contraire, ils sont adorables...
- Alors, que signifie cette intrusion ? Parlez, mon petit !
Encouragée par cette invitation, la nurse inspira profondément, avant de relater en détails tout ce que Lucien lui avait raconté durant la nuit. Elle termina son récit en retirant le linge de coton posé sur le petit visage fripé du poupon, afin de le présenter à son interlocutrice.
Seul, un grand silence accueillit le petit d'homme. Visiblement prise de court, la Baronne se donna une contenance en laissant couler une goutte odorante dans le creux de sa gorge, avant de se tourner vers sa visiteuse.
- Merci d'être venue me parler de cela, je me demandais justement ce que pouvait bien faire Louise ce matin...
- Oh, je crois qu'elle n'est pas en état de travailler... Lucien paraissait très soucieux, en partant cette nuit. Il m'a fait part de ses craintes de devoir aller la rechercher auprès de sa fille. Elle avait eu toutes les peines du monde à la quitter... Si je puis me permettre, je crois que tous deux ont besoin d'aide. Lucien m'a paru aussi un peu dépassé par les événements.
- Bien entendu, nous n'allons pas les laisser seuls affronter ce terrible drame. Je vais demander à Jean d'accompagner Lucien pour aller chercher le corps d’Huguette. Et Hélène ira installer le berceau de Sully-Daniel dans la chambre de Louise...
- Si je puis me permettre, Madame... Je ne crois pas que cela soit une bonne solution pour le petit. Ses grands-parents le tiennent pour responsable de la mort de sa mère... Tant Lucien que Louise le maudissent déjà de toute leur âme...
En entendant cette déclaration, la Baronne haussa un sourcil surpris. Pour cette femme dont l'amour maternel se résumait à embrasser ses trois enfants à l'heure du dîner, un tel débordement de haine avait quelque chose d'excessif, surtout en songeant à la réputation de ses employés, respectés et craints pour leur autorité.
- Vous croyez que c'est à ce point ? interrogea-t-elle tout de même, avant de poursuivre sans attendre de réponse. Alors, quelle solution envisagez-vous pour ce nourrisson ?
- Eh bien... Je me disais... murmura Marjorie, si mal à l'aise qu'elle ne pouvait détourner les yeux de la pointe de ses chaussures. Vous comprenez... Je n'ai pas pu donner tout mon amour à mon petit Jules... Oh bien sûr, il y a vos enfants… Mais ce garçon-là n'a vraiment personne... Je n'ai cessé d'y penser depuis cette nuit...
- ... Et vous voulez l'élever, c'est cela ? termina la Baronne d'une voix cassante.
- Oui, je crois que ce serait une bonne solution, pour lui et pour moi.
Toujours craintive, car le ton de la maîtresse des lieux dénotait une certaine impatience, la jeune veuve suspendit la suite de sa plaidoirie, afin de recevoir d'inévitables objections.
- Et Mademoiselle Marie ? Comment pensez-vous pouvoir allaiter deux bébés ?
- Eh bien, le petit a déjà pris deux repas, et mon lait n'a pas tari, bien au contraire. Ce matin, tout s'est très bien déroulé, il n'y a pas eu de gros problèmes... Bien sûr il faudra un peu plus d'organisation, mais personne ne doit avoir à en souffrir.
- Eh bien, nous pouvons tenter l'expérience... Mais je vais être claire avec vous : vous êtes toujours à notre service, et nos enfants doivent avoir la priorité. Vous devez penser à leur bien, avant de vous consacrer à ce... enfin, à lui. Et si par malheur vous ne pouviez plus rassasier qu'un seul nourrisson, notre fille doit évidemment bénéficier de la priorité.
- Mais certainement Madame, je vous remercie de votre bonté.
Très heureuse, Nanny Marjorie eut envie de sauter au cou de son employeuse, mais la rigide élégance de cette dernière l'en dissuada instantanément.
- Bon, eh bien, vous pouvez disposer... Je vais faire chercher Jean. Ah, au fait, il faudra bien entendu demander l'avis de Lucien et Louise, concernant votre décision. Et vous avez pensé à lui donner un prénom, à ce petit ? En supposant que ses grands-parents ne lui en aient pas déjà trouvé un.
- En fait, je n'ai pas trop d'idée... Je l'aurais bien appelé Jules, mais je crois que cela serait trop dur de le voir grandir en pensant à mon petit... Pourquoi pas Nicolas ? C'est le Saint Patron des petits enfants, et celui-là aura bien besoin d'un protecteur. La vie ne va certainement pas être facile pour lui... Pensez un peu : un bâtard sans père ni mère, il est bien mal parti !
- Vous avez raison, et c'est un joli prénom, conclut la maîtresse de maison, en se levant pour contempler dans le miroir sa fine silhouette mise en valeur par une robe de dentelle blanche. Allez, Nanny Marjorie, retournez à votre poste, je parlerai de tout cela à Lucien et Louise.
- Oui Madame, merci Madame... Bonne matinée.