Au Rendez-Vous... : Le Tsar 1/4

Publié le par Marie A

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Bien entendu, aucun des époux Meunier ne formula d'objections à l'idée de laisser l'éducation de leur petit-fils à Nanny Marjorie. Au contraire, l'esprit tranquille, ils se désintéressèrent totalement du développement de Nicolas, et reprirent une vie normale, en cultivant le souvenir de leur Huguette adorée, dont ils occultèrent les circonstances du décès.

Naturellement, toute la région fut rapidement au courant de l'existence du *Bâtard du Château*, et les spéculations concernant ses origines allèrent bon train. Mais peu à peu, les rumeurs s'atténuèrent pour laisser la place aux réjouissances crées par l'armistice, et le retour au pays des jeunes soldats. Les villageois abandonnèrent Lucien et Louise à leurs remords, et se bornèrent à focaliser leurs jalousies sur leur petit-fils.

Et pourtant, le sort du nouveau-né était loin d'être enviable :

Oh bien sûr, il avait droit à de beaux vêtements ! Il partageait les repas des trois enfants, et sa mère de substitution lui donnait ce qu'elle pouvait d'amour et de tendresse. Et pourtant, ce confort ne réparait pas les dégâts causés par son premier jour d'existence.

Car les heures interminables passées couché sur un cadavre avaient profondément marqué ce petit être. Mais qui n’aurait pas été traumatisé par ce contact cauchemardesque, l'impression causée par ce corps figé, perdant peu à peu sa chaleur ? Le petit cerveau de Nicolas malgré son manque de maturité, n'avait pas manqué d'enregistrer ces sensations abominables. Et toutes ces impressions terrifiantes avaient eu pour conséquence de lui inspirer une peur panique de tout rapport physique.

Mais au fil des mois, la persévérance de Nanny Marjorie alliée à sa douceur maternelle semblèrent réussir à l'apprivoiser. Bien que lents, ses progrès furent constants, jusqu'au jour où, à l'aube de ses 8 mois, il offrit un premier sourire édenté à sa protectrice, qui défaillit de bonheur lorsqu'il tendit spontanément les bras pour demander à être porté.

 

Ainsi, Nicolas Meunier devenait lentement un enfant pareil à tous les autres, lorsqu'un nouveau malheur le frappa, alors qu'il commençait tout juste à reconnaître le visage aimant de sa nourrice.

En mars 1919, l'épidémie de grippe espagnole atteignit ce coin reculé de France profonde, décimant sans distinction une population affaiblie par les privations consenties durant les 4 années précédentes. L'organisme de Nanny Marjorie, usé par le double allaitement, ne résista pas à l'assaut du virus. Peu à peu son lait se tarit, obligeant Nicolas, puis Marie-Eugénie, à se contenter de biberons.

Rapidement la pauvre femme se trouva trop faible pour quitter son lit. Et ce fut là qu'elle rendit l'âme, heureuse d'enfin rejoindre son mari et son fils tant aimés.

Avant d'expirer, elle eut toutefois la force d'embrasser une dernière fois son protégé, et de supplier Hélène, sa remplaçante, de l'élever avec autant de patience et de bonté qu'elle montrerait envers les héritiers du Baron.

Malheureusement, la nouvelle gouvernante était bien plus préoccupée par la position sociale représentée par son poste, que par le bien-être des enfants. Prendre soin d’un nourrisson seul au monde ne représenta qu’un surcroît de travail dont elle se serait passée avec plaisir. Aussi, poussée par son désir de gagner quelques heures de tranquillité, elle eut à peine la décence d’attendre l’enterrement de la nourrice, avant de demander une audience auprès de son patron, pour trouver un moyen de la décharger de ce fardeau.

 

En 25 ans de fonction au château, jamais encore Louise et Lucien n’avaient eu droit à la visite du seigneur des lieux dans leur logement. Aussi, en voyant sa haute silhouette se découper dans l’embrasure de la porte, le couple se regarda, en proie à une légitime appréhension, avant de l’accueillir avec respect et déférence en lui proposant le fauteuil le plus confortable de la chambre.

- Je suis désolé de vous importuner à une heure aussi tardive, commença-t-il d’une voix douce lorsque les époux se furent assis en face de lui. Mais vous savez que Nanny Marjorie nous a quittés... Et Nicolas...

- Qui ? intervint Lucien, visiblement étonné par ce prénom.

- Eh bien, votre petit-fils... Vous ne saviez pas que Nanny Marjorie l'avait baptisé ainsi ?

- Si, si, maintenant que vous le dites... il me semble l'avoir appris. Alors, qu'est-ce qu'il a fait ? Il est aussi malade ?

- Non, non, il est en pleine forme. Il y a juste un problème concernant sa garde. Jusqu'à présent, sa nourrice avait désiré le prendre complètement en charge, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Je me vois donc contraint de vous demander de vous en occuper.

En entendant cette dernière phrase, le couple sursauta, et un vent glacial souffla sur la pièce. Après un regard à son mari, Louise répondit en gardant à grand peine son ton respectueux.

- Mais que voulez-vous que l'on en fasse, de ce bâtard ? Autant Lucien que moi avons assez de travail sans avoir un gosse à surveiller !

- Attendez, il ne s'agirait pas de vous en charger toute la journée. Nous pouvons aisément procéder comme lorsque votre regrettée fille était enfant : Hélène est d'accord de prendre soin de Nicolas durant la journée. Vous n'auriez qu'à le déposer à la pouponnière au moment de prendre votre service, et le reprendre le soir, après le repas. Ainsi, il profitera de l'éducation fournie à mes enfants... Qu'en pensez-vous ? En fait, je dois vous dire qu'il n'y a pas d'autre solution. Si vous n'en voulez pas, nous serons obligés de le confier ailleurs... Je veux bien me montrer charitable, mais pas au point d'engager une personne de plus pour l'élever. Car Hélène ne peut pas le subir 24 heures sur 24, elle ne supporterait pas. Vous savez, ce n'est pas un enfant facile. Il est très spécial, et cela, même Nanny Marjorie le concédait volontiers.

Durant son exposé, le Baron avait planté ses yeux azurs dans ceux de Louise, visiblement avec l'espoir d'émouvoir cette grand-mère, et ainsi lui faire comprendre le triste sort de son descendant. Mais ses paroles ne réussirent qu'à amener une lueur de mépris sur ce visage autrefois plein de vie et de compréhension. Aussi, renonçant à convaincre l'intendante, il reposa son attention sur son mari, qui réagit après une longue réflexion.

- Non ! Il s’ra pas dit que moi, Lucien Meunier, j'ai laissé un membre de ma famille à l'assistance publique ! déclara résolument le garde forestier, en se levant pour aller chercher une pipe. Vous avez qu'à prévenir Hélène qu’on viendra demain soir prendre le petit après le repas... Ma femme aura besoin de la journée pour ressortir les affaires d’Huguette.

- Quoi ?! Tu veux coucher ce démon dans le berceau de ta fille ! se récria Louise, en retrouvant cette expression enragée qui avait été la sienne à la naissance du petit. Il n'en est pas question... Si tu veux le prendre, débrouille-toi pour lui fournir des affaires. Jamais il ne touchera à celles de mon bébé !

Révoltée par la simple idée de devoir raviver cette douleur qu'elle avait eu tant de peine à effacer de sa mémoire, la femme sortit de la pièce en claquant la porte, laissant Lucien et le Baron en un tête-à-tête gêné.

- Faut l'excuser, patron, elle était pas en colère contre vous... Mais c’est pas évident pour elle de devoir s'occuper du corniaud.

- Je le sais bien, Lucien, et je ne lui en veux pas. Sa réaction est humaine : Je conçois très bien le chagrin que la perte de votre enfant vous a causé... Écoutez, si vous désirez, je peux demander à Mademoiselle Hélène de le garder encore quelques jours, le temps pour Dame Louise de s'habituer à cette idée.

- Non, vous êtes bien aimable, mais que vous lui laissiez une semaine ou 20 ans, ma femme ne va jamais changer d'opinion. Non, je vais la raisonner, et vous pouvez être tranquille, demain soir le bâtard passera la nuit ici.

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M
<br /> <br /> Mes premières impressions : Nous avons affaire à une oeuvre ambitieuse et magistrale, décrivant à merveille les mentalités et les mécanismes du début du siècle dernier.<br /> <br /> <br /> Jusqu'à rattraper mon retard, ce roman sera chaque jour "mon petit bonheur de début de soirée", à déguster avec une bonne tasse de thé <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Oh là là... n'en jetez plus ! J'aime les compliments, mais là c'est vraiment trop ! *oeuvre ambitieuse et magistrale*... ça devient gênant...<br /> <br /> <br /> Alors que c'est juste une histoire que j'aurais voulu lire, mais qu'aucun esprit tordu n'avait encore eu le courage d'écrire.<br /> <br /> <br /> mais les compliments font toujours du bien, c'est un fait. <br /> <br /> <br /> Alors à ta santé... avec quelques petits beurre en plus !<br /> <br /> <br /> <br />