Au Rendez-Vous... : Le Tsar 7/1

Publié le par Marie A

 

 

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CHAPITRE VII

 

<< Plages de Vendée, 16 juin 1946, 6 heures du matin.

Le soleil se lève à peine sur le campement de toile, et déjà les hommes, chaînes aux pieds, s’attablent pour prendre leur petit déjeuner constitué d’une tranche de pain et de café noir.

L’atmosphère est lourde, les visages tendus et les conversations rares. Au fond des yeux, on peut lire une seule question: « Serai-je encore là ce soir ? ». Chacun épie son voisin, comme pour se convaincre qu’une fois encore, la fatalité s’abattra sur l’autre.

Ils sont une cinquantaine, tous volontaires, des repris de justice condamnés à de lourdes peines, venus là sur la promesse d’une libération anticipée.

Mais combien d’entre eux pourront en jouir effectivement ? Tant ont déjà sauté sur ces mines qu’ils dénichent 12 heures par jour, grattant à mains nues ces dunes sur lesquelles les engins motorisés ne peuvent passer... ou ont dû être internés dans des asiles, rendus fous par les explosions et la peur. Ils sont très peu à supporter cette tension nerveuse, à garder les gestes sûrs et précis pour dégager l’engin de mort et permettre aux professionnels de le désamorcer.

Les plus résistants sont aussi les plus endurcis, ceux qui n’ont plus rien à perdre. Des êtres qui, pour l’avoir eux-mêmes donnée avec une sauvagerie sans nom, côtoient la mort comme une vieille amie.

Aucun de ces criminels ne songe à l’utilité de sa présence en ces lieux, et bien rares sont ceux qui voient en leur mission une ultime chance de se racheter.

Tel ce jeune homme, qu’un crime abject a envoyé passer les plus belles années de sa vie derrière les barreaux. Y a-t-il encore quelque chose d’humain, dans cet être froid et insensible ? A le regarder saisir à pleines poignées, sans aucune hésitation ni précaution, le sable sous lequel repose une mine prête à se détruire au plus petit faux mouvement, il y aurait matière à en douter...>>

 

Avec un pincement de lèvres désabusé, le Tsar renonça à écouter plus longtemps la lecture de l’article consacré au camp par un grand hebdomadaire national, et demanda du regard l’autorisation de sortir de la tente réfectoire, pour aller profiter des dernières heures du jour.

Ainsi, assis sur la plage, les yeux perdus dans l’immensité de l’océan, il ne chercha plus à repousser ces souvenirs qui le hantaient jour et nuit depuis près de 8 ans.

Qu’ils étaient loin, ces 13 mois de répit au cours desquels il lui avait été permis de jouir pleinement de la vie. Tout allait si bien alors... trop bien même. Il aurait dû se douter qu’un jour ou l’autre son château de carte s’écroulerait ! Mais il était si fatigué d’être toujours sur le qui-vive, de toujours craindre le pire... il avait cédé à la tentation de profiter de l’instant présent, de recommencer à zéro comme le lui avait si souvent dit le Commodore.

Qu’aurait-il pu demander de plus que ce qu’il avait au sein de la bande à Charly ?

Lui, le garçon isolé, rejeté, méprisé, avait enfin réussi à devenir quelqu’un dans ce milieu constitué d’hommes plus forts, plus âgés, et plus expérimentés que lui.

Pour la première fois de son existence il se sentait bien, lorsqu’il débarquait avec ses camarades devant des usines et qu’il voyait les regards terrorisés des grévistes posés sur le vieux camion. Il jubilait, en voyant la fuite éperdue des ouvriers devant ce groupe armé de matraques avançant au pas cadencé.

Apeurer. Menacer. Frapper. Voilà ce qu’il aimait par-dessus tout. Voir les gens se liquéfier devant lui, sans qu’il ait besoin de faire un geste. Il en avait besoin pour trouver son équilibre, et c’était parce que les *contrats* étaient trop rares à son goût qu’il avait manœuvré de façon à obtenir la charge de récupérer auprès de pauvres chômeurs, l’argent prêté à des taux exorbitants par le Gentleman.

Néanmoins, hors de sa fonction il restait un solitaire qui se mêlait rarement aux autres, sauf quelques fois pour disputer une partie de poker lorsqu’il n’avait plus rien à lire. Mais cette distance n’enlevait rien à l’emprise qu’il exerçait sur ses camarades. Il en était conscient et en usait à loisir, fasciné par ce pouvoir tout neuf.

Il ne lui avait fallu que quelques semaines pour se débarrasser des faiblesses et des doutes de Nicolas Meunier, et pour acquérir la prestance du Tsar. A l'aise dans cet univers froid et violent, le Dur, le Caïd sans foi ni loi, et encore moins conscience qu’il s’était juré de devenir le jour du départ du Commodore, avait éclos avec plus de puissance qu’il n’avait pu en rêver.

Seule, l'admiration qu'il vouait à son plus vieil ami avait résisté à l'effacement de son passé. Malgré l'indifférence apparente qui s'était installée entre eux, il avait conservé plus que de la loyauté, une dévotion totale envers celui qui lui avait ouvert les portes du monde, et qui l'avait mis en position de découvrir l'extraordinaire pouvoir des femmes sur les corps fatigués et meurtris.

Depuis le jour de ses 18 ans, et la leçon dispensée avec patience par Viviane, il n'avait eu de cesses de prouver au monde entier, et encore plus à lui-même, qu'il était un homme pareil à n'importe quel autre.

Grâce à son exceptionnel regard d’acier, attisé par des tenues sombres et un chapeau vissé sur la tête, il n’avait eu aucune peine à attirer dans son lit les professionnelles de l’écurie de Charly, ainsi que toutes les filles faciles de la région. Toutes ces demoiselles peu farouches avaient le grand avantage de ne demander aucun investissement affectif, ainsi que d’accepter ses exigences sans protester. Mais malgré les moments de pur plaisir qu’elles lui procuraient, elles n’en avaient pas moins le goût du partage. Et pour le garçon, contraint depuis toujours de se contenter des rebuts des autres, cette situation était devenue lentement frustrante. Que n’aurait-il pas donné pour au moins une fois dans sa vie être le premier, et ainsi posséder une chose que personne, jamais, ne pourrait lui enlever !

Et Bonnemère était entré dans la bande, amené par le Grand Jojo après un petit séjour en prison.

Dès le premier regard, le Tsar s’était méfié de ce Landais trop cordial, trop chaleureux envers tout le monde. Il n’aurait pu donner la raison exacte de cette défiance, peut-être à cause du dédain avec lequel il traitait le Commodore, ou par jalousie, en le voyant conquérir sans effort la sympathie de tous les membres du gang...

Mais cet individu avait une sœur, dont il prenait soin comme de la prunelle de ses yeux.

Et c’était vrai qu’elle était mignonne cette petite Maylis, avec de grands yeux aussi bleus que ceux de son frère et un sourire émouvant d’innocence et de naïveté, même si ses formes n’avaient rien à voir avec la volupté de Viviane ! Immédiatement, le garçon avait compris que l’adolescente n’avait rien de ces créatures qui gravitaient autour du Café du 11 septembre, et qu’il avait devant lui cette jeune vierge à laquelle il aspirait durant ses interminables nuits d’insomnie.

Très facilement, il avait usé de son charme mystérieux et envoûtant pour convaincre la jeune oie blanche de l’accompagner dans sa chambre où, fidèle à sa technique, il l’avait attachée aux montants de son lit.

Tout entier à la recherche de son plaisir, il n’avait pas pris garde aux protestations, puis aux gémissements de sa compagne. Même les larmes de douleur et de honte qui roulaient sur ses joues pâles lorsqu’il l’avait libérée ne l’avaient pas frappé. D’ailleurs, si tel avait été le cas, il n’en aurait pas compris le sens pour la simple raison qu’il ne connaissait rien de l’importance accordée par les filles à leur pureté. A vrai dire, il ne savait rien des femmes, si ce n’était que leurs corps lui permettaient d’oublier jusqu’à son nom. Comment dans ce cas aurait-il pu imaginer que si pour les garçons, l’expérience était une source de fierté, il en allait différemment pour le sexe opposé ?

Ainsi serein et comblé, il s’en était allé remplir ses fonctions de *ramasseur de fonds*, sans se douter qu’il venait de se livrer à l'un des actes les plus abjectes qui soient.

Bonnemère par contre n’avait eu besoin que d’un regard pour comprendre que sa sœur avait perdu bien plus que ses illusions de petite fille romantique. Ivre de rage, il s’était précipité au café, fermement décidé à venger l’honneur de sa famille.

Malheureusement, il n’avait trouvé que le Commodore qui, mis au courant du drame, avait tenté l’impossible, c’est-à-dire excuser le geste de son protégé...

 

Lorsqu’il avait regagné sa chambre, à la fin de la soirée, après avoir assisté à la projection d’un Laurel et Hardy au cinéma du quartier, le Tsar était joyeux, même presque heureux... Mais son sourire avait disparu à jamais, devant le *cadeau* laissé devant sa porte.

A la lueur blafarde de l’ampoule nue, le Commodore semblait dormir, les genoux repliés sous son menton. Ce n’était qu’en approchant que le garçon avait aperçu le sang séché sur le visage tuméfié par une longue séance de matraquage. Aussitôt, apeuré par les bulles rosâtres s’échappant de ses lèvres à chaque expiration, il avait fait son possible pour ranimer son ami.

Celui-ci, en émergeant péniblement de l’inconscience, avait tenté de se protéger de nouveaux coups, avant de reconnaître le Tsar penché au-dessus de lui.

- T’aurais pas dû toucher à Maylis, petit, avait-il murmuré péniblement, en grimaçant de douleur...

- Non, ne parlez pas, avait-il alors répliqué, paniqué, sans écouter les mots hachés. Serrez les dents, je vais vous amener à l’hôpital...

- Non, c’est trop tard... Je regrette de t’avoir laissé au château... J’aurais pu t’apprendre... Pardonne-moi, gamin.

Ces paroles avaient été les dernières. Avec une gorgée de bile rouge, il avait replongé dans l'inconscience, alors que le Tsar, totalement affolé, le prenait contre lui pour le bercer en gémissant.

Le temps, la vie, s’étaient arrêtés cette nuit-là.

Quand exactement l’Africain s’en était allé, le garçon n’en avait aucune idée. Des heures durant, il était resté assis à même le sol, son seul ami serré contre lui. Il ne se souvenait que d’une chose : cette odeur de sang s’échappant de toutes les pores de ce corps brisé à coups de poings, de pieds, et de barres de fer.

Déchiré par la douleur, il avait sombré au fond d’un gouffre taillé dans un iceberg, en réalisant l’étendue de tout ce qu’il venait de perdre. Car cet homme n’était pas seulement un être exceptionnel, mais plus que tout, celui par lequel lui étaient parvenues absolument toutes les choses positives de son existence.

Au fond de lui, tout son être avait hurlé que la vie n’était pas juste ! Que cela aurait dû être lui, étendu sur ce paillasson de métal... ou en tous cas pas le Commodore ! Il avait encore trop besoin de lui, de ses secours inespérés, de ses sermons, de ses bousculades *pour son bien* !

Pris d’un soudain vertige, il avait eu l’impression d’assister à un cauchemar. Comme dans un rêve, il s’était senti flotter au dessus de son corps, comme si son âme s’était détachée de son enveloppe charnelle.

Il s’était vu, inquiétant d’impassibilité, le visage glacé, regardant la police déposer sans ménagement le corps disloqué sur un brancard. Il s’était suivi jusqu’à la salle de billard où Bonnemère avait l'habitude de terminer ses journées. Il avait vu la rage s’emparer de son adversaire, en se retrouvant devant le violeur de sa sœur.

Mais aucune insulte, aucun coup de poing n’avait eu le temps de témoigner de cette fureur fraternelle. Paralysé par le regard d’acier, le Landais n’avait émis qu’un « han » surpris, lorsque la lame du canif avait traversé son poumon pour atteindre le cœur.

A cet instant, le Tsar avait perdu complètement la notion de ses actes. Il n’avait vu que les images heureuses d’un passé à jamais révolu, les sourires complices du Commodore, les parties de poker sur le seuil de la cabane, les tasses de lait partagées dans le minuscule réduit du village. Tous ces petits riens qui lui avaient fait oublier quelques minutes sa triste existence, et donné l’impression d’être l’égal de ses camarades...

Et enfin, détendu par ces souvenirs, le barrage érigé par sa retenue avait volé en éclats, libérant une rivière de larmes qui, en inondant ses joues, lui avait fait réintégrer son corps.

Alors seulement, en baissant son regard chargé de haine, il avait compris qu’il était à son tour devenu un meurtrier. Car, pendant que son esprit s’évadait dans ce monde de douceur et de partage, ses mains avaient planté 17 fois le couteau acéré dans le buste de Bonnemère.

Comme il aurait voulu pouvoir être soulagé par ce geste, avoir fait disparaître ce vide qui s’était installé dans ses entrailles, et retrouver cette quiétude qui était la sienne depuis qu’il avait été admis dans la bande... Mais l’assassinat de cette pourriture n’avait réussi qu’à ressusciter le bâtard, cet envoyé du diable venu sur terre pour amener le malheur autour de lui. Et cet ange de l’enfer n’avait pu éprouver une quelconque compassion devant le corps ensanglanté affalé à ses pieds !

A bout de larmes et de révolte, il avait alors essuyé tranquillement ses mains et sa lame d’acier à la chemise blanche de sa victime, avant de s’asseoir sur une chaises pour attendre l’arrivée de la police.

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M
<br /> <br /> Ouh la la ! Quand on tourne une page de ton roman, on ne sait pas sur quoi on va tomber. Pour ce coup, c'est sur du dur. <br /> <br /> <br /> Les démons du passé du Tsar ont eu raison de lui.<br /> <br /> <br /> En tout cas, bravo pour les rebondissements <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Merci pour ces compliments ! <br /> <br /> <br /> Plus j'y pense, plus il me semble que ce chapitre est trop dense en effet... me demande si je vais pas le couper en deux...<br /> <br /> <br /> A voir...<br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> <br /> Il s'en passe des choses dans cet épisode... et pas des plus gaies ! J'ignorais l'emploi de prisonniers lors des déminages d'après-guerre même si cela ne m'étonne guère ! On apprend des choses en<br /> te lisant !<br /> <br /> <br /> A plus !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Depuis le temps, tu as dû comprendre que le rose bonbon n'est pas ma couleur préférée <br /> <br /> <br /> Sinon, pour le déminage, je ne suis pas vraiment certaine. J'ai pourtant cherché, mais rien trouvé de formel. Il y avait des prisonniers de guerre allemands, c'est certain mais pour les<br /> prisonniers français...<br /> <br /> <br /> En fait, l'épisode déminage (très important pour la suite du roman) est largement inspiré d'un film de Bebel *La Scoumoune*. <br /> <br /> <br /> Encore une fois MERCI<br /> <br /> <br /> <br />