Au Rendez-Vous... : Le Tsar 7/2 (fin)

Publié le par Marie A

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Son procès avait été rapide, et le verdict implacable. Peut-être, s’il avait accepté de confier ses motivations au jeune avocat inexpérimenté commis d’office, celui-ci aurait-il pu étoffer sa plaidoirie avec des circonstances atténuantes, mais Le Tsar avait refusé de se défendre. Il avait voulu être condamné. Payer non pas pour le meurtre de Bonnemère, mais pour celui de l’Africain. Car il l’avait enfin compris, son geste inqualifiable envers Maylis était la cause de la disparition du Commodore.

C’était ainsi qu’après avoir miraculeusement échappé à la guillotine, il s’était retrouvé derrière les barreaux, sans grand espoir d’en sortir vivant. Mais que lui importait où il était, ou ce qu’il faisait ? Il était mort sur le seuil de sa chambre... Que le reste de son existence ait dû se passer enfermé entre quatre murs, ou en liberté quelque part au milieu d’une ville, l’avait laissé totalement indifférent.

Mais, alors qu’il pensait avoir perdu tout ce qui faisait de lui un être humain, l’univers saturé de violence et de haine de la prison avait réveillé son instinct de conservation. Presque à son corps défendant, il avait alors refusé de se laisser briser par les humiliations et les guerres d’influence. Très naturellement il avait retrouvé sa volonté de fer et cette faculté de déstabiliser n’importe qui par ses regards glacés, pour s’imposer au sein de cette communauté revenue à l’ère barbare.

Il aurait pu se contenter de la tranquillité ainsi obtenue, s’il n’avait éprouvé le besoin de plus en plus impérieux de lire dans les yeux des autres la considération et le respect qu’il n’avait plus pour lui-même. Aussi, tombant dans un cercle vicieux, il avait commencé à pousser toujours plus loin sa recherche de puissance, n’hésitant plus à utiliser ses poings, uniquement pour retrouver le statut qui était le sien dans la bande à Charly.

Et c’était parce qu’il avait été fort occupé à assouvir son désir de pouvoir, qu’il n’avait pas pris le temps de s’intéresser à l’actualité. Seul, sans visite et sans courrier, il avait même presque oublié l’existence d’un monde hors des murs de la prison... Jusqu’à ce que la guerre se charge de le lui rappeler par des sirènes stridentes déchirant la nuit, et des repas infects accompagnés de pain au goût de sciure.

Qu’aurait-il fait, s’il n’avait pas été le matricule n° 160023 ? Aurait-il été un de ces collabos fusillés à la libération, ou aurait-il eu l’intelligence de suivre Le Général dès le lendemain du 18 juin ? A vrai dire, jamais il ne se posa la question. Tout ce qui lui importait durant cette période, était de pouvoir manger à peu près à sa faim et de ne pas montrer aux autres à quel point il devenait fou à la pensée de ne plus jamais avoir l’occasion de s’évader entre les cuisses d’une femme. Et ces préoccupations supplantaient de beaucoup l’importance de la nationalité des dirigeants de son pays.

Le retournement de situation ne l’avait pas perturbé beaucoup plus. D’ailleurs, hormis quelques irréductibles, bien peu de ses compagnons avaient fêté la victoire alliée, tant le mot *liberté* n’avait aucune signification dans ce lieu soumis aux mouvements d’humeur des geôliers, et où seule comptait la hiérarchie parallèle au sommet de laquelle il avait fini par se hisser.

Et c’était vrai qu’il se sentait bien dans son quartier surpeuplé, entouré de larves totalement soumises à son autorité. Car il les méprisait, ces hommes parfois plus dangereux que lui, qui se battaient presque pour lui donner le quart de leur ration de pain et anéantir ses adversaires avant même qu’il l’ordonne !

Mais il était conscient que cette cour empressée représentait pour lui le seul moyen de ne pas penser, de ne pas se laisser submerger par les images de sa dernière journée dehors, qui le hantaient et le torturaient dès qu’il se retrouvait au calme, et que 8 ans d’humiliation, de souffrances, de faim et même parfois de peur n’avaient pu atténuer.

Combien de fois n’avait-il pas songé à tresser la toile de sa paillasse pour en faire une corde à passer autour de son cou ? Combien de pierres n’avait-il patiemment polies jusqu’à les rendre assez tranchantes pour ouvrir ses veines ? Mais à chaque fois, au moment de passer à l’acte, le Commodore lui était apparu tel qu’il l’avait vu ce dernier soir, et lui avait fait comprendre que s’en aller ainsi était trop facile, qu’il devait rester sur terre et payer chaque minute, chaque seconde, le mal qu’il avait fait.

 

Ainsi, puisque il n’avait moralement pas le droit d’abréger sa peine, avait-il accepté de se porter volontaire pour aller déminer les plages.

Lorsque le directeur les avait tous réunis dans la cour de promenade, pour lire la circulaire du ministère, il avait été le premier à s’avancer, sans prendre le temps de réfléchir. Il n’avait rien écouté du discours, et encore moins entendu la promesse de libération anticipée pour tous ceux qui acceptaient de partir, mais les mots *danger* et *chances de survie* lui avaient fait dresser l’oreille, lui qui n’avait plus rien à perdre...

C’était ainsi qu’il s’était retrouvé dans un camion bâché, enchaîné à 33 camarades, et sous la surveillance de quatre policiers taciturnes.

Paradoxalement, cet interminable voyage vers l’enfer avait été pour le Tsar synonyme de renaissance, alors que rien dans sa situation ne paraissait digne d’optimisme. L’anxiété grandissante, la tension plus palpable de kilomètre en kilomètre, les regards hésitants lancés à la dérobée à la recherche de la certitude d’avoir fait le bon choix, loin de le déstabiliser, avaient réveillé en lui cette jubilation découverte lors des *expéditions* menées contre les grévistes.

Là, dans cet endroit clos, surchauffé, il avait retrouvé la force donnée par la complicité et l’égalité. Cela n’avait rien à voir avec les liens « père-fils » entretenus avec le Commodore, et encore moins cette pseudo amitié basée sur la domination et la crainte développée dans sa cellule... Non, il était juste un homme comme les autres, avec les mêmes peurs, les mêmes doutes, le même besoin d’être rassuré que ses compagnons, en route pour le même but chargé d’incertitudes.

 

Près de 9 mois après ce voyage jusqu’à *l’abattoir*, l’évocation de cette jouissance dérisoire amena une brève lueur dans le regard d’acier du Tsar, cette même étincelle qui l’humanisait quelques secondes chaque matin, au moment de l’appel, lorsqu’il se trouvait au garde-à-vous au milieu de ses camarades, dans l’attente d’enlever ses chaînes pour aller travailler... La terreur commune à tous les hommes, la certitude de n’être pour la société qu’un ramassis d’objets sans valeur, un moyen de débarrasser sans frais le pays de ses engins destructeurs, tissaient alors entre les membres de la troupe un lien fraternel qui donnait à tous, et lui en particulier, la force et le courage d’avancer toujours plus loin.

 

« Y a-t-il encore quelque chose d’humain, dans cet être froid et insensible ?... »

Comme autrefois les insultes de Louise, le rappel de cette interrogation provocante sortit le jeune homme de sa rêverie, et ramena sur son visage dur le pincement de lèvres machinal, témoignage de cette révolte qu’il ne savait exprimer.

De quel droit cette journaliste pouvait-elle porter ainsi un jugement sur un homme à qui elle n’avait même pas adressé la parole ?! Qu’en savait-elle, de ce qu’ils étaient, de ce qu’ils pensaient ? Il était si facile de se forger une opinion en observant un quart d’heure les faits et gestes de ceux qui risquaient leur vie !!!

Que serait-elle devenue, si elle avait dû comme eux, vivre une éternité dans cet enfer ? Comment aurait-elle supporté de recevoir sur la tête un bras arraché par une explosion, ou de voir son uniforme maculé de sang ? Comment aurait-elle réagi, devant ces désespérés préférant mettre un terme à l’insupportable angoisse en se précipitant dans le champ de mines ?... Et ces nuits emplies de cris d’horreur, de pleurs et de gémissements ?

Uniquement après avoir partagé ce quotidien, elle aurait pu se permettre de critiquer ce malheureux comme elle l’avait fait...

A moins que son propos ne le concernât lui, le Tsar ?

Alors oui, elle avait raison. Dès qu’il posait le pied dans la zone dangereuse, il devenait un animal. Parce qu’il avait abandonné tout espoir, et accepté l’idée même d’être susceptible de disparaître à n’importe quel instant, qu'il l'attendait comme une délivrance, il gardait la tête froide, ne craignait rien, et sa main ne tremblait jamais. Rien ne pouvait plus le toucher ni l’atteindre. Il obéissait aux ordres sans se poser de questions, sans réfléchir...

Mais à quoi bon chercher à s’expliquer ? Il savait depuis longtemps que ses protestations n’intéressaient personne. Sa vie était ainsi, et il ne pouvait rien y changer. Alors à quoi pouvaient servir ces heures passées à raviver tous ces souvenirs ? Il devait aller de l’avant, sans plus se retourner sur le passé !

Par ce retroussement de nez si personnel, le Tsar mit alors un terme à sa méditation, et redevint le caïd du camp, le chef des 6 rescapés de son *arrivage*, celui qui avait su, par son courage frôlant l’inconscience et son comportement toujours calme et obéissant sans être servile, forcer le respect et l’admiration non seulement de ses pairs mais aussi des militaires chargés de le surveiller.

A nouveau impassible et dur, il secoua machinalement ses chaînes pour les débarrasser du sable glissé entre la peau de ses chevilles et les lourds anneaux de métal, et rejoignit la tente réfectoire sans un regard pour le spectacle grandiose du soleil disparaissant dans un océan en feu.

En fait, si l’embrasement du ciel l’avait fasciné les premiers temps, il ne représentait plus pour le jeune homme que le début d’une interminable nuit emplie de cauchemars qui le laisseraient épuisé et en sueur le lendemain matin.

Il en était ainsi depuis une éternité, et le serait jusqu’à ce que les hommes ou le destin décide d’y mettre un terme. Indéfiniment, les nuits d’enfer succéderaient aux journées d’angoisse passées dans un état second, qui elles-mêmes auraient pris la place d’un court sommeil perturbé...

 

Il en fut ainsi jusqu’au jour où, après avoir dévoilé un de ces disques noirs tant redoutés, il ramassa tranquillement sa veste posée sur le sable brûlant et se dirigea vers la grande cantine, bien décidé à profiter du verre de Calvados et des dix minutes de répit à l’ombre promis pour un travail bien exécuté.

Ainsi torse nu, le crâne rasé, il avançait lentement le long du couloir déjà dégagé, insensible aux regards envieux de ses congénères encore en train de brasser le sable, lorsqu’une déflagration retentit.

Sans qu’il ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, un éclair l’éblouit, une douleur fulgurante explosa tout son corps, et enfin, il tomba dans le vide, le froid et la nuit, sans un cri.

C’était le 17 juillet 1946

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Eh bien voilà, ami lecteur... Lentement mais sûrement tu es arrivé au bout de la première partie du roman :


*AU RENDEZ-VOUS DES CARTES GAGNANTES*

 

Merci infiniment pour ta fidélité, et pour les commentaires amicaux laissés à chaque article !

Si le parcours du Tsar ne t'a pas découragé, rendez-vous la semaine prochaine pour le début de la deuxième partie, à savoir

*Aimée*...

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Commenter cet article
M
<br /> <br /> Bon, j'ai très vite compris que tu ne faisais pas dans l'eau de rose. Moi qui pensait au début à une belle histoire avec la soeur de lait de Nicolas, on apprend que c'est vraiment sa soeur... moi<br /> qui pensait qu'il allait trouver l'amour auprès de Viviane, c'est raté. Et enfin j'ai cru que Maylis allait faire disparaître ses démons et qu'ils allaient vivre heureux avec beaucoup<br /> d'enfants... encore raté <br /> <br /> <br /> J'ai très vite compris qu'on n'était pas chez Barbara Cartland ici... et ça me va très bien. <br /> <br /> <br /> Bravo pour ce palpitant récit, et bien évidemment, je vais suivre les aventures d'Aimée avec grand intérêt. <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Est-ce que le Tsar pourrait avoir une vie rangée de père de famille nombreuse, avec une femme qu'il aime tendrement ?  <br /> <br /> <br /> Qu'est-ce que c'est agréable de savoir que ce récit est apprécié, malgré sa noirceur ! J'espère que la suite ne te décevra pas !<br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> <br /> J'ai hâte de voir à quoi va ressembler la deuxième partie ! En tout cas, la première a été vraiment palpitante. Dure mais palpitante quand même ! Tu mènes très bien ton récit et tu sais écrire<br /> avec style !<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> A plus !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Merci infiniment pour tes compliments. J'esère que la deuxième partie ne va pas te décevoir.<br /> <br /> <br /> A la semaine prochaine pour le verdict <br /> <br /> <br /> <br />