Le Sac Rouge : 3/3

Publié le par Marie A

Après un après-midi heureusement plus calme que la matinée, et une nuit rythmée par les gémissements du malade, Céline accueillit le nouveau jour avec une excitation mêlée de regrets. L'idée de reprendre son travail l'emplissait de joie, mais dans le même temps, elle regrettait de devoir s'éloigner de son protégé. Pour cette raison, elle retarda le plus possible le moment de quitter l'appartement, à tel point que ce fut Alain lui-même qui dut lui donner son manteau pour la décider à aller retrouver ses chers meubles.

Comme elle s'y attendait, le travail s'était accumulé durant ses quelques jours de congé. Des clients exigeants attendaient leurs commandes pour la veille, des épaves nécessitaient des heures de remise en état avant les fêtes... et la vendeuse de la boutique se montra indiscrète dans les allusions faites à propos de son absence. Mais comme satisfaire la curiosité de sa collègue représentait un passage obligé pour gagner son atelier, elle répondit le plus honnêtement possible -sans toutefois dévoiler sa véritable activité- ce qui était le meilleur moyen de couper court aux questions et autres commentaires.

La table présentée comme urgente ne nécessitait en fait qu'une cure de rajeunissement, aussi tout en ponçant la surface, la jeune fille eut tout le loisir de repenser aux événements des jours précédents.

Jusqu'alors, elle n'avait jamais pris le temps de réfléchir, ni d'analyser ce qui lui arrivait. Elle s'était contentée de s'accommoder de ce qui lui tombait dessus et d'agir au mieux, avec l'instinct et le bons sens qui la caractérisaient. Le fait d'avoir quitté son appartement lui permit de voir les choses avec un peu plus de recul,... et elle fut effarée :

Pour la première fois depuis l'irruption d'Alain dans son existence, sa raison se réveilla et lui fit prendre conscience de son irresponsabilité. Elle se demanda sérieusement comment elle avait pu proposer l'hospitalité à un parfait inconnu, menaçant comme l'était le jeune homme ce jour-là, sans ressentir la moindre peur. Les risques qu'elle avait pris en lui ouvrant sa porte lui apparurent soudain dans toute leur inconscience, et un frisson de peur rétroactive lui parcourut le dos.

Son angoisse fut cependant de courte durée, car rapidement les longues heures passées au chevet du jeune homme, à le rassurer, à lui donner toute sa tendresse et sa patience, envahirent à nouveau sa mémoire.

Et soudain, comme un éclair, la certitude de l'existence de Destin s'imposa à son esprit. Depuis la proposition faite par M. Gallois, elle avait plusieurs fois éprouvé le sentiment d'être poussée par une force supérieure, sans laquelle elle n'aurait jamais trouvé le courage de quitter son Frambourg natal pour monter à Paris... et encore moins celui de mettre à exécution son plan insensé, avec son sac rouge dans le métro. Comment expliquer autrement cette impression d'avoir sa personnalité étouffée par une autre Céline, totalement différente : dévouée, volontaire, capable de s'imposer, de ne pas se préoccuper de l'opinion des autres, uniquement intéressée à apporter le calme, la tendresse, et la quiétude autour d'elle ?

Devant tous ces signes accumulés, l'esprit volontiers mystique de la jeune femme se persuada d'être sur le chemin d'une métamorphose, inscrite de tout temps sur le Grand Livre de la Vie, mais encore inachevée. Cette constatation la ramena à la pensée d'Alain, sans qui rien n'aurait pu se produire, et son image ne la quitta plus de toute la matinée, à tel point qu'elle dut lutter pour s'abstenir de lui téléphoner, de peur de le réveiller. Elle attendit donc avec impatience l'heure de retourner auprès de lui.

Dès la fermeture de la boutique, la jeune ébéniste reposa son papier de verre, enfila son manteau, et sortit en lançant un *Au revoir, bon a.*, propre à sidérer la vendeuse, habituée à devoir aller lui prendre les outils des mains pour la décider à rentrer chez elle.

Consciente de la surprise causée par sa précipitation, Céline ne prit pourtant pas le temps d'expliquer les raisons de son brusque changement d'attitude. Sans un regard en arrière, elle enfourcha sa bicyclette et pédala sans répit jusque chez elle, où une alléchante odeur de rôti l'attendait.

- Alain ! Où es-tu ? C'est toi qui a fait ça ? interrogea-t-elle, en posant ses clefs sur le meuble d'entrée. Qu'est-ce que ça sent bon ! Je croyais que tu ne savais pas cuisiner ...

- C'est pas compliqué, y'a qu'à suivre sur le livre, répondit-il en sortant de la cuisine, un torchon à la main. Dis, en cherchant un bouquin intéressant, j'ai fait tomber la photo de mariage de tes parents. Tu ressembles vachement à ta mère...

- Merci... Il parait que quand maman, mes sœurs et moi, on se promène dans la rue, c'est comme si une d'entre nous se baladait avec une glace... Enfin moi, je serais plutôt le reflet du miroir déformant... Mais comment tu vas, toi? Tu ne t'es pas trop ennuyé ? Comment va ta toux ?

Tout en parlant de choses anodines, la jeune fille prit place à table et se laissa servir par un Alain étrangement détendu. Agréablement surprise par cette amabilité, Céline souhaita que le fait de se sentir utile puisse faire disparaître l'agressivité de son invité. Pour cette raison, elle se risqua à le féliciter chaudement de ses talents culinaires.

- Mmm... C'est vraiment succulent, ton rôti et ta purée ! J'ai jamais mangé aussi bien depuis que je suis ici... Tu es un vrai chef... Où tu as appris à cuisiner comme ça bien? Excuse-moi de te demander ça, mais moi, même avec un livre, il me faut au minimum trois essais pour que mon plat soit à peu près comestible... C'est ta m...? Oh, pardon, je voulais pas être indiscrète...

- Non, c'est pas ma mère... ça lui aurait fait trop mal, murmura-t-il avec indifférence. Non, c'était au Canada.

- Quoi, tu es allé là-bas ? Tu y travaillais ?

- Ouais. J'étais bûcheron, dans un camp proche des chutes du Niagara... Tiens, passe-moi la salade. Qu'est-ce qu'il a dit, ton patron ? Il était là ?

Comme surpris d'avoir dévoilé une partie de son passé, il changea bien vite de sujet de conversation. Soulagée d'avoir échappé à une nouvelle crise, Céline jugea alors préférable de renoncer à lui tirer plus de confidences, et commença à relater sa première matinée.

Tous deux restèrent ainsi à table jusqu'au moment où la jeune fille dut repartir, le coeur lourd de quitter son compagnon, pour la première fois d'humeur agréable. 

(...)

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M
<br /> Faire le Zemmour... vous ne manquez pas d'humour, vous!<br /> <br /> Enfin, notre Alain commence à se dévoiler un peu. A mon avis, faut pas se fier aux apparences. Je pense qu'Alain est un type qui a vécu pas mal de galères, suffisamment pour agir comme il l'agit.<br /> Mais il a un bon fond.<br /> <br /> Céline est une fille intelligente, elle l'a bien compris. Mais ça doit pas toujours être facile pour elle, la pauvre...<br /> <br /> En tout cas, j'adore cette histoire et elle est écrite de façon à nous la faire aimer.<br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Ben c'est le premier critique *libre* qui m'est venu à l'idée, mais il n'y a AUCUNE considération politique là-dedans !<br /> <br /> <br /> Ceci mis à part, bravo vous avez très bien cerné notre héros... et merci pour le compliment à Céline, elle en serait rose d'émotion lol<br /> <br /> <br /> <br />