Au Rendez-Vous... : Le Tsar 2/2

Publié le par Marie A

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La rage au cœur, il prit la seule direction qu'il connaissait pour échapper à ce monde impitoyable : il courut se réfugier dans la cabane où il avait vu le jour et où il retournait de temps en temps, lorsqu’il ne pouvait plus supporter la haine qui l’entourait.

C’était dans cet endroit paisible, inconnu de la population villageoise, qu’il retrouvait le courage de faire face à son quotidien. Assis sur le pas de porte de la vieille masure, il oubliait les brimades et se ressourçait en se plongeant dans ce qui constituait son unique véritable passion depuis qu’il l’avait découverte : la lecture. A travers les récits merveilleux de Jules Verne ou de Dumas, il avait trouvé le moyen de s’échapper de cette vie, d’apaiser ses peurs, et surtout de meubler ces interminables nuits au cours desquelles il ne pouvait dormir plus de quatre ou cinq heures.

Mais ce jour-là, non seulement il n'avait aucune histoire extraordinaire à dévorer, mais en plus, il eut la surprise de trouver l'intérieur de son repaire balayé et nettoyé. Même la grande tache de sang imprégnant le plancher avait été recouverte d'un tapis, et les meubles démolis avaient été réparés.

Il se tenait debout, médusé, devant le lit joliment habillé d'une couverture de laine, lorsqu'une voix d'homme le fit sursauter.

- Eh bien, faut pas te gêner ! Qui t'a permis d'entrer chez moi comme ça ?

Pris en faute, l'adolescent se retourna, prêt à présenter des excuses, mais resta sans voix en découvrant l'individu en face de lui. Jamais il n'avait vu d'être aussi imposant ni à la peau aussi foncée, si ce n'était dans certains livres illustrés présentant des cannibales, et cette apparition le terrifia. Il aurait pris les jambes à son cou pour s'éloigner de ce lieu maudit, si les larges épaules de l'intrus n'avaient pas obstrué totalement la seule issue de la maison. Aussi, se sentant pris au piège, il résolut courageusement de faire face à ce géant, et à défendre chèrement sa vie pour éviter de constituer son prochain repas.

- Allez, faut pas avoir peur, j'ai pas de chaudron assez grand pour te cuire, plaisanta le nouveau venu, comme s'il avait lu dans les pensées de son visiteur. Comment tu t’appelles ? Moi, on m'a surnommé Le Commodore...

Malgré le sourire éclatant de blancheur illuminant le visage sombre, Nicolas ne se sentit pas rassuré. Ce fut pourquoi il se campa plus solidement sur ses jambes, et lança un regard qui se voulait menaçant, pour dissuader son interlocuteur d'avancer.

-Eh ben alors, on t'a pris la langue ? T'inquiète pas, j'en ai pas pour long. Faut que je parte travailler. J'étais seulement venu apporter ça... Tu peux rester, si tu veux...

Sans plus épiloguer, l’inconnu déposa sur la table un lièvre encore attaché à son collet, puis saisit une grande hache avant de ressortir d'un pas pressé.

Son apparition n'avait duré que quelques secondes, mais Nicolas eut besoin de bien plus de temps pour se remettre de son émotion. Il avait lu tant d'horreurs concernant les hommes de couleur, qu'il se demanda par quel miracle il avait pu échapper à la sauvagerie de cet individu.

Mais peu à peu, alors que sa frayeur initiale s'apaisait, un autre sentiment l'assaillit.

 Jamais encore, il n'avait été traité avec autant de bienveillance. Pour la première fois de sa vie, un sourire sincère lui avait été adressé, et l'espace de quelques instants, il avait eu l'impression d'être un garçon normal, aussi important que n'importe quel autre. Et cette pensée lui procura un trouble qu'il n'avait jamais connu. Une émotion si douce l'envahit, qu'il sentit une boule se former au fond de sa gorge.

Il resta une éternité debout devant la cheminée, à appeler de tout son cœur le retour de cet homme si gentil. Mais soudain, un tiraillement autour de son œil lui rappela les raisons qui l'avaient conduit à cette cabane, et lui fit perdre son bel enthousiasme. Cruellement, son bon sens se réveilla pour lui rappeler que le *Nègre* ne le connaissait pas, qu'il ne savait rien de lui ni de ses origines, et qu'il n'avait fait preuve à son égard que d'une politesse naturelle.

- Arrête de rêver mon vieux. Quand il saura que t’es le Bâtard du château, il va être comme tout le monde, murmura à son esprit une petite voix désenchantée. Tu ferais mieux de retourner chez toi, et te mettre au travail, plutôt que de rester ici à attendre comme un pauvre con qu'il vienne t’éjecter de chez lui à coup de pieds au cul…

Avec regret, le garçon dut admettre qu’il avait été naïf de se laisser emporter par ses illusions, et il quitta tristement la maison, furieux contre lui d'avoir eu l'audace de croire qu'il s'était trouvé un ami. Car, durant ces quelques minutes, il avait réellement espéré avoir enfin réalisé son souhait le plus secret et le plus fou : rencontrer une personne prête à lui accorder son attention, et avoir lui aussi, comme tous ses camarades, quelqu'un avec qui discuter.

Tout entier à ses sombres pensées, il oublia l'incident de l'école, au point d'être surpris de voir la colère de sa grand-mère, à son arrivée au château. Il ne se souvint de la bagarre qu'en l'entendant lui demander les raisons de son retour à une heure aussi inhabituelle.  Brièvement, il expliqua alors l'altercation qui lui avait valu son renvoi, en passant involontairement sous silence son passage à la cabane. En fait, inconsciemment, il cacha tout au fond de son cœur le souvenir du sourire de l'inconnu, tant il craignit de voir ce précieux trésor sali par les paroles pleines de fiel de Louise. Car l'intendante ne mâcha pas ses mots pour humilier son petit-fils, alors qu'elle lui ordonnait en guise de punition, d'aller faire *ce pour quoi il était né*, c'est à dire vider l'écurie des chevaux.

Ce travail ingrat et nauséabond avait toujours répugné au plus haut point à cet enfant qui, il faut bien l'avouer, ne souffrait pas d'un amour immodéré pour les efforts physiques. Mais ce jour-là, il accepta cette peine sans broncher, car il savait que tout en emplissant la trop lourde brouette, il n'aurait pas le loisir de repenser à sa rencontre matinale, ni de se torturer encore un peu plus en imaginant la réaction de l'homme, au moment où il réaliserait qu'il avait été aimable avec un vulgaire corniaud.

Ainsi, grâce à la sévérité de Louise, Nicolas oublia ses tourments, et redevint pareil à ce qu'il était d’ordinaire : un garçon grave, solitaire et impénétrable, apparemment insensible à ce qui l'entourait.

Il arriva si bien à occulter son aventure, que le soir il ne sut plus très bien si le rayon de soleil qui avait éclairé sa matinée avait été le fruit de son imagination, ou s'il avait réellement eut droit à un instant de grâce. Et de fait, poussé par l’habitude de se faire rabaisser par tout le monde à la moindre occasion, il rangea automatiquement cette belle histoire au rayon des délires improbables.

Aussi sa surprise fut grande lorsqu’il entendit la voix grave et chaude s’élever de la fenêtre de la cuisine au moment où il s’en approcha à l’heure du dîner. Son inconnu, celui-là même dont il avait essayé d’oublier jusqu’à la réalité, était attablé devant un petit verre que Lucien venait d’emplir d’eau de vie.

- Ah ! Eh bien le voilà, mon visiteur de ce matin ! s'exclama l'homme, en l'accueillant avec un nouveau sourire engageant. Tu sais que tu as laissé ton ardoise et ta lettre chez moi ce matin ? Heureusement que le nom de ton grand-père était sur l'enveloppe, sinon, j'aurais jamais su où aller te chercher.

Bêtement, devant cette amabilité à laquelle il ne s'attendait pas, Nicolas se sentit pris d'une irrépressible envie de pleurer. Mais le regard implacable de Louise l'en empêcha. Elle représentait tout ce qu'il haïssait le plus sur cette terre, et pour rien au monde il ne lui aurait donné la satisfaction de le voir verser une larme, même d'émotion. Aussi, faisant appel à toute sa fierté, il adressa un bref coup d’œil au Commodore, avant de se diriger vers l'évier pour se laver les mains.

- Eh bien, c'est tout ce que tu as à dire ? reprocha Lucien, qui avait profité de son intrusion pour aller reposer la bouteille dans le garde manger. Tu pourrais au moins le remercier de t'avoir ramené tes affaires ! Et puis d'abord, qu'est-ce que t’es allé foutre là-bas ?

- Tu demandes encore pourquoi ? Tu sais bien que ce feignant ne sait pas quoi faire pour échapper aux corvées !

Seul, un silence fit place à cette intervention de l'intendante. L'interpellé eut trop à faire pour maîtriser sa fureur d'être ainsi humilié en public, pour encore trouver la force de répondre calmement à cette accusation. Il se contenta de se pencher pour boire à même la pompe, tout en cherchant un moyen de se sortir de cette situation. Et encore une fois, le visiteur sembla lire dans ses pensées, car il vida son godet d'un trait, avant de se lever brusquement, comme s'il avait voulu ainsi détourner l'attention générale de l'adolescent.

- Bon, ben, je vais rentrer avant la nuit. Merci pour le verre, déclara-t-il, en adressant un regard compatissant au jeune garçon qui lui tournait le dos. Au revoir Petit, j'ai été heureux de faire ta connaissance. Dame Louise, Lucien... Mesdemoiselles...

Sur ces salutations polies, l'homme remit son béret sur son crâne rasé, et sortit de la pièce d'un pas rapide.

Il s'en alla sans se retourner, et ainsi ne put voir à travers la fenêtre le visage éperdu de reconnaissance de Nicolas. Mais peut-être entendit-il la remarque de Louise, faite alors que la porte n'était pas encore refermée.

- Vraiment, il ne nous sera rien épargné ! Voilà que notre bâtard s'acoquine avec un nègre maintenant ! Mais qu'est-ce que nous avons fait au Bon Dieu pour mériter un sort pareil ?

Avec un sens de la tragédie développé à outrance depuis la disparition de sa fille, Louise s'assit lourdement au bout de la table, et posa sa tête dans ses mains comme si soudain, toute la misère du monde s'était abattue sur ses épaules. Mais ses lamentations ne touchèrent personne, sauf Nicolas qui eut envie de lui sauter à la gorge, en l'entendant dénigrer ainsi le seul être lui ayant témoigné un peu d'amitié.

Il n'aurait pas réagi, si elle s'était contentée comme toujours de le prendre comme bouc émissaire, car il n'avait jamais rien connu d'autre de sa part. Mais il ne supporta pas ces remarques destinées à un autre. Il ne lui en fallut pas plus pour retrouver cette révolte qui commençait à le ronger de plus en plus souvent, et pour éclairer ses grands yeux bleus d'une lueur métallique.

Le cœur débordant de haine pour cette femme personnifiant la malveillance, il eut toutes les peines du monde à se contrôler, et à prendre place à table en arborant un visage impassible, alors que son grand-père commentait à haute voix la lettre de l’instituteur.

- Il peut toujours courir, le père Benoît. S'il croit que je vais perdre une matinée pour aller l'écouter se plaindre de toi, il se trompe lourdement... De toutes façons, j'ai décidé de te retirer de l'école au début de l'été... T'y fais rien d'autre que de te battre, et j'ai besoin d'hommes dans mes équipes. D'ailleurs, puisque t'oses pas retourner en classe pendant une semaine, tu vas pouvoir aller te calmer dans la forêt... Bon, Juliette, tu peux servir la soupe.

Instantanément, sur cet ordre mettant un point final à la discussion, la vie reprit dans cette grande pièce chaude, et les conversations dévièrent sur le prochain retour de pension des trois enfants du Baron, qui amèneraient enfin un peu d'animation juvénile dans ce grand manoir trop souvent déserté par ses propriétaires.

En entendant cette nouvelle, Nicolas perdit le peu d'appétit qui lui restait. A nouveau, il reçut en pleine tête le lamentable spectacle de sa déchéance, lui qui avait débuté sa vie en compagnie de ces garçons et fille, et qui en était réduit à devoir interrompre sa scolarité pour aller effectuer le travail le plus pénible qu'il connaissait.

Comme il aurait voulu lui aussi, passer des mois dans un internat, à ne penser à rien d'autre qu'à suivre les leçons et faire du sport ! Il aurait tant aimé aller dans un endroit où personne ne le connaîtrait, où il pourrait simplement exister sans avoir à payer continuellement le droit de respirer... Mais il savait qu'il n'avait pas intérêt à exprimer tout haut ses pensées. Aussi, il chercha son ton le plus poli pour demander l'autorisation de se lever de table, sans préciser son intention d’aller subtiliser un livre dans la grande bibliothèque.

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M
<br /> <br /> Je me doutais bien que la lecture serait la grande passion du petit. Il est tellement intelligent qu'il ne pouvait en être autrement.<br /> <br /> <br /> Ce qui est bien, c'est qu'il déteste sa grand-mère, il fait donc preuve d'une sacrée force de caractère. Il sait donc faire la différence entre le bien et le mal malgré le fait que (hormis ses<br /> moments de lecture) il n'est confronté qu'au mal.<br /> <br /> <br /> C'était ma minute psy du jour. Bonne soirée <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Si je vois bien, Nicolas n'est pas le seul intelligent ! Tu as l'air de lire dans mes pensées, et de comprendre ma psychologie... mieux que moi ! Chapeau !<br /> <br /> <br /> Merci de tes commentaires, ils sont toujours très appréciés !<br /> <br /> <br /> <br />