Au Rendez-Vous... : Le Tsar 2/1

Publié le par Marie A

Résumé :

Secouru dans sa détresse par une équipe de bûcherons travaillant près de l'endroit où il s'est échoué après sa course effrénée, Nicolas arrive au château pour subir une nouvelle épreuve. Non contente de lui avoir révélé par le menu les circonstances de sa naissance, sa grand-mère lui assène le coup de grâce en lui annonçant la fin de son enfance. 

A 6 ans, il est jugé assez grand pour travailler. Dès le lendemain, il ne lui reste que le temps de l'étude pour lui rappeler son âge. Désormais, il n'a plus le loisir de traîner à la pouponnière, occupé qu'il est à remplir de nombreuses corvées.


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CHAPITRE II

- Alors, lequel de vous deux a commencé ?

- C'est lui, M'sieur. C'est l'Bâtard. J’parlais tranquillement avec Constant, et il m'a sauté dessus...

- Est-ce aussi ta version des faits, Nicolas ?

Encore une fois, le petit-fils de Louise et Lucien Meunier se retrouvait en position d'accusé, alors qu'il n'avait fait que réagir à une provocation d'un autre élève, plus grand et plus âgé que lui.

Mais comment pouvait-il se défendre, raconter ce qu'était son calvaire depuis son arrivée dans cette école de village, alors qu'il avait contre lui tous ses camarades?

Au début, il avait bien tenté de se disculper, de répéter les horreurs criées sur son passage par tous ces fils de bûcherons et de paysans, mais il n’avait reçu comme réconfort que les railleries de ses grands-parents, et des punitions supplémentaires de la part de son instituteur. Dès lors il avait renoncé à se plaindre, et endurait en silence toutes les brimades, toutes les humiliations dont il était l'objet. Il résistait à la tentation de répondre aux injures jusqu'à ce que, à bout de patience, il explose au moindre prétexte. Malheur alors à ceux qui se tenaient devant lui !

Il allait sur ses 13 ans, et commençait à percevoir les premiers signes de la puberté. Toutes ces transformations physiques le terrorisaient, lui qui n'avait personne pour le rassurer et lui dire que tout cela était tout à fait normal.

Car au fil des années, sa solitude affective n'avait fait qu'augmenter. Dès le jour où il avait commencé à travailler, il avait été considéré comme un employé à part entière, sans aucun égard spécial dû à son âge. Il avait été traité en adulte par ses collègues, qui n'avaient eu que peu d’indulgence pour ses maladresses ou ses oublis, et encore moins pour ses rares jeux.

Mais il ne se plaignait pas de son sort. En fait, il se trouvait bien dans ce grand château : il avait à manger, portait des habits de qualité, bien que rapiécés et usés, et dormait dans un bon lit. De plus, il n'était pas maltraité. Oh bien sûr, il recevait bien de temps en temps une solide correction, mais toujours pour un motif valable, et qui ne dépassait pas les coups de ceinturon sur les fesses.

Tout cela convenait très bien à cet enfant qui ne connaissait rien de l'amour ou de la tendresse. Avec le recul, il aurait même présenté sa vie en exemple, s'il avait dû donner une définition du mot bonheur. Du moins jusqu'à ce que Marie-Eugénie soit envoyée dans une pension religieuse, et qu'il doive fréquenter l'école du village, l'année de leurs 10 ans.

Comme il aimait étudier alors ! L'odeur du papier, le frottement du bec de plume sur son cahier, constituaient chaque jour pour lui un moment de grâce au cours duquel il oubliait ses angoisses irraisonnées, ses rêves peuplés d'ennemis cherchant à l'étouffer, et même la haine de sa grand-mère.

Mais un beau jour, il avait dû se présenter tout seul à l'école communale, et son enfer avait commencé.

Les quolibets avaient fusé dès son arrivée sur le préau. Naïvement, il avait pris les premières railleries de ses camarades pour des marques de sympathie, et il avait souri aux insultes dont il n’avait pas compris le sens. Mais son innocence avait eu tôt fait de mettre hors d'eux quelques grands, qui s'étaient chargés sans ménagement de lui expliquer ses origines. Cette leçon s'était soldée par une bagarre sanglante, la seule réponse trouvée par Nicolas à ces odieuses révélations.

Car, en entendant ses condisciples plaisanter de son apparence et se demander de qui il pouvait tenir ses yeux bleus métalliques, son petit nez rond et sa fine bouche bien dessinée, il avait eu la confirmation de ce que sa grand-mère lui avait inculqué depuis sa naissance : il devait son existence uniquement à un accouplement bestial aussi répugnant et obscène que les ébats de deux porcs qu'il avait eu l'occasion d'observer un jour de pluie. Et cette idée lui avait fait tant de mal qu'il n'avait trouvé qu'une façon de l'oublier : en sautant à la gorge de son interlocuteur.

Ce premier combat lui avait valu un nez tuméfié et un œil au beurre noir, ainsi qu'une bonne correction, mais tout cela ne l'avait pas dissuadé de défendre son honneur. Au contraire, plus les années passaient, plus il éprouvait le besoin de se servir de ses poings comme d'un bouclier pour ne pas montrer son désarroi et ses larmes de rage.

- Alors, j'attends ton explication ! Quel nouveau prétexte vas-tu nous trouver pour justifier la lèvre abîmée de ton camarade ?

Soudain ramené dans cette salle de classe fleurant bon la craie et l'encre fraîche, Nicolas releva la tête, et ouvrit la bouche pour relater les provocations dont il avait fait l'objet. Mais son regard tomba sur le visage méprisant d'Olivier, qui semblait lui dire que toutes ses protestations ne serviraient à rien. Et il avait raison : l'expérience avait démontré que personne n'éprouvait assez de compassion pour comprendre sa détresse et, juste une fois, donner tort à ses victimes. Aussi, résigné, il retroussa son nez, et se tut en attente de l'inévitable punition.

- Bon, comme toujours tu n'as rien à dire... Tu sais que je t'avais prévenu : si tu te battais encore une fois, je te renvoyais chez toi pour cinq jours. Vraiment, je ne te comprends pas... Il me semble que dans ta situation, je me ferais tout petit, et remercierais mes camarades de me laisser m'asseoir auprès d'eux... Mais il ne faut pas se faire d'illusion : des gosses comme toi, ce n'est pas la gratitude qui les étouffe... Tiens, voici une lettre pour ton grand-père. Allez file, et ne remets pas les pieds ici avant lundi prochain !

Le cœur débordant de douleur et d'incompréhension devant ce rejet, le garçon n'attendit pas un rappel pour sortir précipitamment de la classe.

Oh ! Comme il haïssait cet homme maigre, aux petites lunettes rondes posées sur le bout du nez !

Depuis le jour de son entrée à l’école communale, une antipathie réciproque rendait électrique sa relation avec son instituteur. Celui-ci n’avait pas accepté le coup de coude dans le foie que l’enfant lui avait asséné lorsque, comme il le faisait avec tout nouvel élève, il avait machinalement posé la main sur son épaule au moment de le présenter à ses camarades. Il n’avait pas compris que ce geste anodin avait été ressenti comme une véritable agression par cet être qui ne supportait aucun contact, et que la riposte violente n’avait été qu’un réflexe épidermique incontrôlé.

Depuis 3 ans, l’inimitié régnait ainsi entre eux avec assez d’évidence pour que Nicolas sache pertinemment qu’il n’était pas le bienvenu dans cette salle de classe. Néanmoins jamais encore son professeur n'avait montré aussi ouvertement sa haine des bâtards comme lui. Encore une fois, il se sentit relégué au rang d'être inférieur, indigne de fréquenter les individus normaux, et il n'eut qu'une envie : disparaître, ne plus voir personne, ne plus jamais entendre ces voix méprisantes ni ces paroles uniquement proférées pour le blesser.

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