Au Rendez-Vous... : Le Tsar 6/1

Publié le par Marie A


 
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Après une nuit passée à réfléchir à sa situation, à son avenir, à ses retrouvailles inespérées avec le Commodore, Nicolas se risque à faire une nouvelle fois confiance à son ami. N'ayant rien à perdre, il décide de rejoindre le café du *11 novembre*, et de prendre place sur la chaise laissée vacante à son intention par des hommes accueillants et sympathiques. Pour la première fois, il fait l'expérience de la solidarité, en recevant une enveloppe emplie d'assez d'argent pour louer une chambre à côté de celle de l'Africain, et pour s'offrir des vêtements plus seyants que sa combinaison d'aviateur démodée...


 

Chapitre VI

 

Riche de ses 18 ans d’expérience, Nicolas savait pertinemment que rien n’était gratuit. Aussi accepta-t-il cette aide providentielle en se préparant à recevoir un jour ou l’autre la facture pour tant de largesses.

Celle-ci ne tarda pas à se présenter à l’aube le lundi suivant, lorsque le Commodore le sortit du lit en lui ordonnant de se presser. Sans poser une seule question, le garçon suivit son camarade jusqu'au camion, dans lequel toute la bande de Charly était déjà installée.

Le silence pesant, les visages fermés et soucieux de ses compagnons, le tout allié à trois arrêts destinés à charger une quinzaine d’hommes supplémentaires, finirent tout de même par intriguer l’adolescent. Ce fut alors qu’il réalisa qu’il ne s’était jamais inquiété de la provenance des sommes importantes laissées chaque soir par ses *amis* sur les tapis de cartes et au bar du café. Certes, il avait compris en observant les va-et-vient de plusieurs jeunes femmes apparemment créées pour mettre tous ses sens en émoi, que Charly pouvait s’offrir des costumes taillés sur mesure et ce gros diamant monté en chevalière, grâce à tout l’argent qu’elles lui apportaient chaque fin de nuit. Mais celui-ci était bien le seul à avoir des revenus évidents. Quels étaient donc les moyens de subsistance de ses acolytes ?

Impatient de le savoir, car il pressentait que cette équipée matinale avait un rapport avec son questionnement, il accueillit avec un certain soulagement l’arrêt du véhicule sur le parvis d’une Église.

Ce qui se passa ensuite fut pour lui une révélation.

L’atmosphère lourde, les petites phrases murmurées, les regards pensifs, tout cela le mit étrangement à l’aise. Comme un soldat en campagne, il fut l’un des premiers à sauter du camion, et à saisir la barre de fer que lui tendait Rembrandt, avant de se placer à côté du Commodore pour écouter les ordres de leur chef.

Ceux-ci furent brefs et n’éclairèrent pas le novice, qui ne comprit rien à ce « Faites attention mais surtout passez ! » vide de sens. Ces paroles semblaient pourtant être celles qu’attendaient les hommes. Libérée par cette phrase, la troupe se mit en marche et traversa la place pour rejoindre un immeuble devant lequel se pressait une foule compacte d'hommes brandissant des pancartes.

Ce fut alors que pour la première fois de sa vie, le Tsar sentit une sorte de jubilation s’emparer de lui. Même le trouble causé par le sourire de Marie-Eugénie n’avait rien de comparable avec cette excitation qui l’étreignit soudain. Lui, qui s’était toujours contenté d’exister, se surprit à souhaiter voir le temps s’arrêter pour vivre indéfiniment ce moment de grâce au cours duquel, grisé par le martèlement cadencé des chaussures cloutées sur l’asphalte, et stimulé par l’évidente crainte des personnes en face de lui, il fit corps avec cette armée sans uniforme.

Tout entier à la découverte de cette puissance donnée par le nombre, il ne réfléchit plus, et se laissa entraîner par ses aînés. Sans vraiment en être conscient, il utilisa sa matraque, ses poings, ses pieds et sa tête pour asséner des coups violents à des personnes dont il ne connaissait rien, et pour une raison totalement inconnue.

Rien ne l’intéressa plus, sinon le bonheur de se défouler, d’être enfin le plus fort...

Mais beaucoup trop vite à son goût, la bataille rangée se termina aussi brutalement qu’elle avait débuté, par un ordre de Charly resté prudemment à l'arrière. Presque aussitôt, des hommes et des femmes vêtus de longues blouses bleues arrivèrent de nulle part, et franchirent la porte de l'immeuble sous les crachats et les insultes des individus arrachés à leur position. Alors seulement, lorsque la troupe eut disparu de la vue de tous, le Tsar regarda autour de lui, pour découvrir presque avec étonnement, du sang et des blessés couchés sur le trottoir. Ne sachant que faire, à part masser ses phalanges endolories, il s’approcha du Commodore affairé à éponger sa lèvre ensanglantée.

- Dites, maintenant vous pouvez m’expliquer ? interrogea-t-il presque timidement.

Après ses grandes revendications d'indépendance de l'avant-veille, Nicolas eut quelque peu honte de demander des éclaircissement à son aîné. Mais le regard amusé et légèrement ironique qu’il reçut lui rappela cet été 1931, au cours duquel la vie lui avait été dévoilée simplement, patiemment et surtout sans commisération, et le rassura au sujet des bonnes dispositions de son ami à son égard.

- Les grèves, tu connais ? répondit l’Africain, en retrouvant lui aussi avec un certain plaisir ce ton professoral qu’il n’avait plus eu l’occasion d’employer depuis cette époque.

- Un peu. Ils en parlent dans les journaux...

- Eh ben on est là pour les casser. Ici, ça faisait deux mois que les ouvriers avaient cessé le travail. Ce qu’on a fait, c’est ouvrir un passage pour que ceux qui veulent bosser puissent aller prendre leur place... L'important, c'est que ça paie bien...

- Et c’est toujours comme ça ?

- Non, c’est assez rare qu’on doive frapper... En général, on se fait assez menaçants pour que les derniers résistants déguerpissent comme des lapins. Tu sais, on n’est vraiment que la dernière extrémité. Les patrons nous appellent uniquement après avoir essayé toutes les aut...

- Eh Le Tsar ! Où c’est que t’as appris à te démener comme ça ? interrompit soudain le Grand Jojo, un ancien lutteur aux muscles proéminents, en assénant une tape amicale dans le dos du garçon. On dirait que t’as fait ça toute ta vie ! Après une démonstration pareille, t’auras bien mérité le repos du guerrier !

Malgré le ton bonhomme et le sourire chaleureux, Nicolas ne put se détendre assez pour lui répondre. Cette expression triviale qui lui était totalement inconnue, acheva de le perturber, quand bien même elle semblait amuser le Commodore, qui échangea un clin d’œil complice avec le catcheur. Trop écorché pour supporter ces sous-entendus auxquels il ne comprenait rien, mais dont il savait qu’ils le concernaient, l’intéressé pinça alors ses lèvres, et s’éloigna sans un mot. Renonçant à se mêler aux autres, il sortit de sa poche le couteau qui ne le quittait jamais, et s’installa sur un banc à l’écart pour tailler un bâton brisé durant l’affrontement.

 

Profondément désolé de cette réaction à une remarque bien innocente, l’Africain regarda un long moment *son* garçon. Il haïssait cette lueur d’incompréhension dissimulée sous ce masque de fer ! Comment pouvait-il apaiser tous ces tourments, alors que le petit lui-même refusait toute aide ?

N’importe qui posant les yeux sur le quinquagénaire aurait pu lire tout le malaise qu’il éprouvait face à son impuissance, mais aussi toute l’affection qu’il vouait au jeune homme. Et ce fut grâce à ce sentiment paternel qu’il trouva le courage d’approcher du banc sans se laisser déstabiliser par les deux éclairs d’acier furtivement levés sur lui pour le dissuader d’avancer plus avant.

- Il va bien, ton canif ? interrogea-t-il presque distraitement, après être resté planté silencieusement devant l’artiste, le temps nécessaire pour se faire accepter.

- Il me rend service, se contenta de répondre Nicolas, sans détourner son attention du serpent prenant forme entre ses doigts experts.

- Tant mieux c’était le but, reprit l’aîné, conscient que cette réponse représentait un remerciement sincère pour le présent laissé à la cabane. Dis, il fallait pas le prendre mal. Jojo ne voulait pas être désagréable. C’était sa façon à lui de te dire que tu l’avais impressionné.

Un haussement d’épaules signifiant « Qu’est-ce que ça peut bien me faire » salua cette explication, mais ne découragea pas le Commodore, qui poursuivit sans attendre de réponse.

- Écoute, il ne s'est pas moqué de toi... Simplement, quand on est en vadrouille, et que par-dessus le marché notre mission s'est déroulé sans problème, on s'arrange pour aller finir la journée au bordel du coin. C’est ça qui s’appelle *le repos du guerrier*. En te parlant de ça, il voulait te faire comprendre que t’étais des nôtres...

Cette allusion à peine voilée à ce qui constituait la principale frustration du Tsar valut à son auteur un peu d’attention courroucée, ainsi qu’un commentaire acide laissant peu d’espoir quant à une éventuelle participation à une nuit de débauche.

- Et pourquoi tu ne viendrais pas avec nous ? riposta l’Africain, contrarié par ce refus. On n’est pas assez bien pour toi ?

- Vous savez bien que je vaux rien ! protesta l’adolescent d’une voix forte, avant de poursuivre plus doucement. J'ai pas... 

Le Commodore ne lui laissa pas le temps de se disculper. Fut-il poussé à bout par toutes les déceptions accumulées depuis leurs retrouvailles, ou essaya-t-il une nouvelle tactique destinée à faire réagir le garçon ? Certainement un mélange des deux explications le poussa à se mettre en colère.

- Merde, maintenant, ça suffit ! Y’en a marre, tu m’énerves ! Secoue-toi, bon sang ! T’as la chance de pouvoir repartir de zéro, profites-en ! C’est pas parce que jusqu’à présent tout allait mal qu’il faut croire que tu peux rien changer ! C’est trop facile de dire que tout le monde est contre toi... Il en tient qu’à toi de t’imposer... C’est fini, tu m’entends ? Le P’tit bâtard, l’Assassin de sa Mère, les bûcherons, le château… Tout ça, c’est du passé ! Dorénavant, ici t’es le Tsar. Pour les gars, t’es un type courageux, silencieux et pas emmerdant. Ils en ont rien à foutre de qui tu es et d’où tu viens. Ils t’acceptent comme tu es ! Ce qu’ils te proposent, c’est juste une nuit de détente, rien de plus... Tu veux plus qu’on te traite comme un gosse ? Alors, conduis-toi en adulte !

A bout d’arguments, il se tut soudain, et soutint sans ciller le regard courroucé levé sur lui. Peut-être aurait-il cédé à la crainte devant ce visage farouche et sauvage, s’il n’avait pas connu si bien le petit. Mais comme toujours, il sut dépasser cette première impression et apercevoir le désarroi au fond des deux larmes de Méditerranée. Cependant, il ne s’adoucit pas, incapable de comprendre un refus aussi catégorique à une main tendue amicalement.

Persuadé de ne rien retirer de plus de leur confrontation, il préféra retourner auprès de Charly, et laisser l’adolescent méditer ses paroles.

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Commenter cet article
M
<br /> <br /> Le pauvre Nicolas, toute sa vie (et surtout pendant toute son enfance où les paroles des adultes s'imprègnent beaucoup plus dans l'esprit de l'enfant) on lui a rabâché qu'il était un bâtard,<br /> l'assassin de sa mère etc... il est donc tout à fait normal qu'il réagisse de cette façon et qu'il se dévalorise en soutenant qu'il ne vaut rien. <br /> <br /> <br /> Peut-être que les paroles et la colère du Commodore feront office d'électrochoc pour Nicolas et seront sa planche de salut.<br /> <br /> <br /> Mais pour le savoir, il faut que je lise la suite  J'y go !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Si au moins, si au moins !<br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> Eh bien, le Commodore qui se met en colère ! Est-ce que cela va faire changer Nicolas ?<br /> <br /> Vivement la suite !<br /> <br /> A plus !<br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Il faut dire qu'il s'en est un peu ramassé plein les dents... <br /> <br /> <br /> <br />