Le Sac Rouge : 6/5

Publié le par Marie A

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Avant de répondre, François réfléchit un long moment, comme s'il hésitait à relater un souvenir pénible. Enfin, après un profond soupir, il reprit la parole.

- Il était déjà trop écorché vif, quand il a réalisé que ça aurait pu être la clé de son problème... Il était trop sur la défensive, personne ne serait tombé dans le panneau. Mais c'est vrai, il a essayé une fois, et il a récolté sa cicatrice...

Comme si le *L* couché venait de s'imprimer sur son front, il passa vivement la main au-dessus de ses sourcils, avant de se lever pour aller observer la rue.

- C'était le jour de nos dix ans. J'avais reçu en cadeau le jeu de " Stratégo " que j'avais réclamé pendant des mois, alors qu'Alain avait hérité d'un truc complètement stupide, une histoire de train, je crois... En fait, ça n'a rien à voir avec ce qui s'est passé le soir, c'est juste pour te montrer que question présents, j'avais toujours ce dont j'avais envie alors que pour mon frère, c'était visible que mes parents avaient pris le premier carton de la même valeur qui leur était tombé sous la main... Bref, on était en vacances sur la Côte d'Azur et j'étais au bord de la piscine en train de jouer avec un bateau, quand il est arrivé en brandissant un gros bâton. Comme il m'avait cherché toute la journée, j'ai pas fait le malin quand il m'a ordonné de lui remettre tout ce que je portais. J'étais terrorisé, je ne l'avais jamais vu dans un état pareil. Je te jure, il était inquiétant avec son air illuminé, et j'ai tout de suite compris que si je ne lui obéissais pas, il était capable de m'envoyer à l'hostio. Alors tu penses bien que j'ai pas fait long pour me déshabiller. Lui aussi il a enlevé ses fringues, et on a fait l'échange. Après, il m'a pris par la nuque, et il m'a traîné jusqu'à un coin de cactus derrière la maison. Là, j'ai cru ma dernière heure venue, et je voyais déjà les épines se planter dans ma peau, quand il m'a lâché pour se jeter lui-même au milieu du jardin.

- Oh mon Dieu ! Mais quelle horreur ! Qu'est-ce qui lui a pris ?

- Attends, tu vas comprendre... Quand il est revenu vers moi, il saignait de partout, c'était un vrai hérisson. Mais ça n'avait pas l'air de lui faire mal. Il avait même le sourire quand il m'a rejoint. Ça ne l'a pas empêché de me menacer de nouveau, et de m'ordonner de me planquer au pied des escaliers de la terrasse. Il n'a pas eu besoin de beaucoup insister pour me faire comprendre que si je bougeais et que je foutais tout parterre, il n'hésiterait pas à m'assommer...

- Et tu savais ce qu'il voulait faire ?

- Bien sûr que non... Je n'avais aucune idée de ce qu'il vivait, comment j'aurais pu imaginer qu'il en était réduit à monter un plan pareil ? J'ai même rien compris quand je l'ai vu se transformer en moi. Sérieux, tu aurais dû le voir, il m'a vraiment imité à la perfection... Faut dire qu'il avait eu l'occasion de s'entraîner, à force de m'observer après m'avoir tapé dessus... Mais c'est vrai que ça a fait bizarre de me voir en direct... J'ai vraiment eu l'impression que c'était moi qui me traînais jusque vers Maman, en pleurant et en disant que mon frère m'avait poussé. C'était *ma* démarche, *ma* voix, *ma* façon de parler... il *était* moi. Il m'a tellement bien contrefait, que ma mère a marché... Persuadée de s'adresser à moi, elle a ouvert les bras et l'a pris sur ses genoux pour le consoler et le rassurer.

L'espace d'une seconde Céline espéra une fin heureuse à ce récit, jusqu'à ce que François revienne s'asseoir en face d'elle, le visage grave, la lèvre tremblante.

- ... C'était tout ce qu'il voulait, tout ce qu'il attendait. Malheureusement, quand il a senti qu'elle le croyait il a été si heureux qu'il en a oublié de jouer son rôle. Il a perdu son air de martyr, et il s'est agrippé à son cou, l'a couverte de baisers, lui a répété qu'il l'aimait, lui a demandé de l'embrasser encore... Tout ce qu'il avait accumulé durant ces 10 ans, toute sa solitude, ses câlins non partagés, tous ces sentiments qu'il n'avait jamais pu extérioriser sont sortis ce soir-là... Il s'est agrippé à maman en pleurant, en riant, en gémissant, en faisant des promesses, en la suppliant... Il était tellement pathétique que tous les invités, toute la famille, en ont eu les larmes aux yeux... Enfin, quand je dis tous, il faut excepter maman. Quand elle a compris que c'était Alain qui se trouvait sur ses genoux, elle s'est pétrifiée.

Gagné par l'émotion, François renifla discrètement, avant de poursuivre par des excuses.

- Tu sais, sur le moment j'ai rien capté de ce qui se passait. Tout ça m'est passé au-dessus de la tête. C'est plus tard que ça m'est revenu en pleine face. Mais je me souviens de la réaction de maman. Lentement, comme au ralenti, elle a posé ses deux mains à plat sur la table, en faisant attention de ne plus toucher Alain. Elle est restée de marbre durant un moment... Tout à coup, c'est comme si un serpent s'était glissé sous ses jupes. Elle a poussé un grand cri, et s'est levée sans faire attention à mon frangin, qui s'est retrouvé par terre... Il a réussi à lui prendre la jambe pour la retenir, mais elle s'est débattue à coups de pieds, jusqu'à ce qu'il lâche prise... Dès qu'elle a réussi à se libérer, elle a couru à la salle de bains, et... elle a vomi... Non mais tu te rends compte de ce que ça voulait dire ?! Tout le monde en a été conscient, et Alain plus que les autres. Il est resté un moment couché parterre sans faire un geste, sans respirer... Avec le recul, il me semble que ça a duré une éternité... Et tout d'un coup, il s'est mis à trembler, et il s'est relevé. Il a regardé tout le monde l'un après l'autre, mais comme personne n'a fait un geste, il est entré dans une colère noire. Il a envoyé valser la chaise de maman à l'autre bout de la terrasse. Il a retourné tout ce qui se trouvait sur son passage. Il a hurlé qu'il détestait tout le monde, qu'il n'avait rien à faire des autres. Il a tout fracassé, avec une telle violence, une telle force, que même mon père n'a pas osé s'approcher... même quand il a commencé à se taper la tête contre le coin du mur... C'est uniquement en voyant le sang gicler, qu'un de mes oncles s'est précipité pour le maîtriser... Il s'en est tiré avec 10 points, et une bonne commotion...

- Mais c'est pas possible ! Comment il a pu survivre à ça ?! s'indigna Céline, totalement révoltée par le comportement de cette mère. Pourquoi personne ne l'a pris avec lui après ça, pour l'éloigner de cet enfer ? Il n'y a personne qui a compris qu'il appelait à l'aide, ce soir-là ?

- Honnêtement, je n'en sais rien... Je te rappelle que je n'étais qu'un petit garçon trop heureux pour supposer que la vie n'était pas aussi dorée pour tout le monde ! De toutes manières, mon père m'a envoyé au lit avant de partir pour l'hôpital, je n'ai pas entendu les conversations des adultes... Mais le lendemain, tout était redevenu pareil à la veille, comme si cet incident n'avait jamais eu lieu. Alain est resté en clinique pendant 10 jours, et quand il est rentré, rien n'avait changé... Je crois même me souvenir que c'est l'employée de maison qui est allée le chercher, et l'a gardé jusqu'à ce qu'on rentre de la plage...

- Mais, c'est un cauchemar ! Comment il a pu s'en remettre ?

- Pas brillamment ! Après ce soir-là, il n'a plus jamais essayé de se faire dorloter. Il est devenu encore plus secret et sauvage. Il a cessé de s'acharner sur moi, mais régulièrement, il était victime d'une de ses crises, durant lesquelles il détruisait tout, et transformait son environnement en désert postnucléaire... Quant à la vie de famille, il n'en a plus eu aucune : il dormait à la maison, y mangeait, mais il ne s'occupait plus du tout de nous. Il se conduisait comme si on n'existait plus...

- Oh mon Dieu ! Mais comment il a pu vivre comme ça ? Moi aussi j'étais solitaire, mais j'avais ma famille qui m'entourait, je savais qu'elle m'aimait et ça me suffisait... Comment on peut être seul comme ça ? Il avait au moins une peluche, quelque chose à qui se confier ? Il tenait un journal ?

- Non, je n'ai rien retrouvé... Mais à la réflexion, ça ne lui aurait servi à rien. Ce dont il avait besoin, c'était qu'on lui donne de la tendresse, qu'on lui montre qu'il existait... C'est con, mais si on raisonne froidement, ce qui se rapprochait le plus d'un doudou dans sa vie, c'était moi. C'était à travers moi qu'il recevait du réconfort, qu'il jouait avec les autres, qu'il vivait comme n'importe qui de " normal "... Par contre, pour ce qui est d'un journal intime, il ne pouvait pas en écrire un. Ce n'est pas qu'il ne savait pas rédiger un texte, loin de là, mais s'il avait raconté d'une manière ou d'une autre tout ce qu'il avait dû endurer depuis sa naissance, sans avoir quelqu'un pour lui ouvrir les bras, et lui dire que tout allait changer, comme tu l'as fait, ça n'aurait servi qu'à le rendre encore plus désemparé... Ce n'est pas se confier, si personne n'est là pour remonter le moral.

- Alors, d'après ce que tu dis, il a eu de la chance de t'avoir, pour ne pas devenir fou...

Cette remarque sembla choquer François, qui posa un regard étrange sur Céline. En le voyant la dévisager de la sorte, la jeune fille eut soudain honte de ses analyses de psychiatre du dimanche, au point d'en devenir écarlate. Très confuse, elle s'apprêtait à retirer ses paroles, lorsque son visiteur la devança.

- Si seulement tu avais raison ! C'est vrai qu'il a eu de la chance d'être la moitié d'une paire de vrais jumeaux. Grâce à ça et à la fameuse *relation privilégiée*, il a pu avoir un semblant de vie normale... Mais d'un autre côté, si je n'avais pas été là, il n'aurait jamais subi tout ça... Des jours, je me dis que je n'aurais jamais dû naître...

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Commenter cet article
M
<br /> Quelle histoire ! Je comprends mieux maintenant les réactions qu'avaient Alain avec Céline.<br /> A la place de François, je serais psychologiquement anéanti par la culpabilité.<br /> Bravo pour ce récit à la fois très dur, mais aussi passionnant. Vite la suite !<br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Sincèrement merci de votre intérêt !<br /> <br /> <br /> Et c'est vrai que François n'a pas une place facile !<br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> De plus en plus terrible cette histoire ! Il est d'ailleurs souvent question d'enfance malheureuse dans tes écrits !<br /> <br /> A plus !<br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Désolée, c'est vrai qu'il faut avoir le coeur bien accroché pour aller jusqu'au bout...<br /> <br /> <br /> Et tu as raison, c'est un thème récurent mais pour plaider ma cause, ce n'est pas par pur sadisme, mais pour montrer les répercussions de l'enfance sur les adultes... Malgré la dureté du récit de<br /> François, il me semble indispensable pour comprendre le comportement de son frère...<br /> <br /> <br /> Tu n'en es que plus admirable de continuer la lecture !<br /> <br /> <br /> <br />