Le Sac Rouge : 6/6

Publié le par Marie A

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Soudain, submergé par une nouvelle vague de tristesse, il se leva pour tenter d'aller retrouver un semblant de calme devant la fenêtre entre-ouverte.

- Comme je te disais, il a été étranger dans sa propre famille jusqu'au jour où on a été libérés de l'école obligatoire. A peine deux heures après notre retour à la maison, il est parti avec un sac de sport et un sandwich. Je suis le seul à l'avoir vu s'en aller. Il m'a juste fait un signe de la main sans dire un mot... et je n'y ai même pas répondu ! J'ai commencé à me demander ce qu'il devenait après une semaine, parce qu'il n'était jamais resté absent aussi longtemps... En fait il avait fugué, et personne n'a réagi. Maman n'a même pas voulu avertir la police, sous prétexte qu'il ne s'était jamais occupé de nous et que s'il voulait rentrer, il connaissait son adresse... Moi aussi, je dois avouer que j'ai été soulagé de le savoir hors de ma vie...

Revenu s'asseoir sur la table basse, François se mordit la lèvre inférieure en baissant la tête honteusement, comme pour implorer un pardon que Céline ne pouvait lui donner.

- J'ai changé d'avis après les vacances... Les parents ont décidé de débarrasser sa chambre pour en faire un salon oriental, et c'est moi qui ai été trier ses affaires... C'est difficile à t'expliquer l'impression que j'ai eue, en ouvrant sa porte. C'était comme si j'arrivais sur une autre planète. Je m'attendais à trouver le même foutoir que chez moi, mais en fait, c'était exactement le contraire. Tout était impeccablement rangé, aligné au millimètre près. Sur son bureau, il avait une impressionnante collection de livres de psychologie, de psychanalyse, de biographies. Il les avait tous lus, et il avait marqué des pages... Tu penses un peu le choc que j'ai eu, alors que je n'avais que des BD... Sur sa table de nuit, il y avait des roses séchées, avec une carte en forme de coeur portant la mention *Tous mes vœux pour tes40 ans, Maman*... Non mais, tu te rends compte ? Lui, son propre fils, il n'avait pas eu le courage de lui donner un simple bouquet de fleurs ! Il avait pourtant dû hésiter longtemps, à en juger par l'état de la carte... Hem, enfin bref... A côté du vase, il y avait une photo de notre famille au grand complet, le jour de notre première communion... Le plus intéressant, je l'ai trouvé dans une grosse malle cadenassée. J'ai mis un temps fou à essayer de forcer la serrure, et ça a fini en massacre avec un pied de biche... mais ça valait la peine. A l'intérieur il y avait absolument tous les cadeaux qu'on avait faits à l'école, pour la Fête des Mères et Noël. Il les avait tous gardés, emballés délicatement dans leur papier d'origine. Ça m'a beaucoup étonné, parce qu'il avait toujours une histoire pour expliquer pourquoi il n'avait rien à donner, quand j'arrivais avec les miens. En fait, il préférait ne pas les offrir, plutôt que de voir maman les poser dans un coin sans les ouvrir, et s'extasier devant la qualité de mon travail...

Un nouveau silence salua cette dernière phrase chargée de culpabilité. Et pourtant, malgré le mal que ces souvenirs lui causaient, François poursuivit, lorsque Céline montra sa solidarité en posant sa main sur les siennes.

- ... A côté de ces paquets, j'ai trouvé un petit cahier couvert de poèmes, de paroles de chansons dédiées aux mamans. Par-dessus chacun, il avait tracé au marqueur rouge des mots comme : *Menteur*, *Conneries*, *C'est pas vrai*, et des expressions de ce style. Mais la phrase la plus frappante était *Pourquoi pas la mienne ?*. Cette question a été un électrochoc. J'ai commencé enfin à sentir qu'il avait un problème. Et puis, j'ai ouvert un album photos. C'est à ce moment que le déclic s'est fait, quand j'ai vu tous les clichés où il était en vedette, en train de jouer sur la plage, sur les épaules de papa, ou en train de souffler les bougies de son gâteau d'anniversaire. Quelque chose s'est déchiré en moi, et tout ce que je savais inconsciemment m'est apparu dans toute sa cruauté. J'ai enfin admis qu'Alain avait été délaissé... et je n'ai eu qu'à feuilleter nos albums *officiels* pour confirmer le fait qu'il n'y avait pas une seule photo où il était au premier plan... Cette découverte, et tout ce qu'elle entraînait, m'a profondément changé. J'ai mûri en quelques heures, et j'ai sombré dans une grande dépression. Il m'a fallu des années pour me remettre, et commencer à me convaincre que je n'étais pas responsable du malheur de mon frère. C'est après ça que j'ai décidé de devenir psychologue, pour éviter que ce genre de chose puisse se reproduire... Mais je ne suis pas là pour te raconter ma vie. Maman...

- Excuse-moi François, interrompit alors Céline, obnubilée depuis quelques temps par une interrogation. Tu parles toujours d'Alain et de ta mère... mais ton père, il ne faisait rien pour son fils ?

- Oh lui ! A part son métier, sa femme et ses maîtresses, rien ne l'intéresse. Il a toujours estimé avoir fait son travail en remplissant le devoir conjugal. L'éducation, selon lui, n'est pas de son ressort. D'ailleurs, après la réaction de maman quand il a voulu donner son avis au sujet de sa préférence pour moi, il a jugé plus prudent de ne plus s'en mêler du tout. Il ne s'occupait de nous que quand on était sage, ou que ça faisait bien dans le paysage... Moi, cela ne me dérangeait pas : j'avais tout ce qu'il me fallait auprès de maman, mais Alain en a aussi beaucoup souffert... Tiens, je me rappelle d'une anecdote, qui montre à quel point il nous connaissait mal : c'est à N0ël 75 que mon frère a eu son appendicite. Bien entendu, maman n'a pas voulu annuler nos vacances en Bretagne. On est parti en le laissant tout seul à l'hôpital... Bref, papa a quand même eu l'idée de s'en préoccuper. Il a fouillé tout Paris pour se procurer une barquette de fraises, parce que personnellement, rien n'aurait pu lui faire plus plaisir. Malheureusement il a eu trop de travail, et il n'a pas eu le temps d'aller la lui apporter avant de partir pour l'aéroport pour être avec nous durant le réveillon. Il a donc chargé sa secrétaire de passer prendre des nouvelles de son fils. La pauvre, elle se demande encore pourquoi mon frère lui a jeté son paquet au visage, en la traitant de tous les noms...

- Mais, il y était allergique ! Il me l'a dit, le soir de sa confession.

- Exactement ! Depuis sa plus tendre enfance, la moindre petite fraise lui faisait pousser des boutons... Papa aurait dû s'en souvenir, parce qu'il avait déjà fait une même gaffe, le printemps précédent... De sa part, ce n'était pas de la méchanceté, il pensait lui faire plaisir, mais comme il n'avait jamais fait l'effort de s'intéresser au développement de ses enfants... Mais cet épisode a tué un peu plus Alain. Il a compris à cette occasion qu'il était vraiment seul au monde, et que personne ne se préoccupait de lui...

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M
<br /> <br /> Pour ça il faut trouver du bon personnel, et c'est pas toujours évident. Beaucoup se borne à faire le travail pour lequel ils sont payés, sans vraiment se soucier du bien-être<br /> psychologique de l'enfant. Du moment que ce dernier est en bonne santé, ça leur suffit. Ce n'est pas du cynisme de ma part, je pense juste que c'est une triste réalité. <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Certes, surtout que les garçons sont nés en 1966... Quelques "petites" années plus tard, les élèves nurses étaient sensibilisées au problème. Trop tard pour Alain, malheureusement...<br /> <br /> <br /> <br />
M
<br /> <br /> Il aurait mieux valu que les parents fassent adopter Alain à sa naissance. Enfin non, car on n'aurait pas eu l'occasion de lire ce roman. <br /> <br /> <br /> Bravo pour le style et les mots justes. Ces passages n'ont pas dû être faciles à écrire, je suppose. <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Surtout ce qu'il aurait fallu, c'est que le personnel de la maternité réalise qu'aucun lien ne se tissait entre la mère et le fils... Même en ce temps-là, il devait bien y avoir une ou deux<br /> personnes capables de résoudre ce *problème*.<br /> <br /> <br /> Dolto, Piaget et les autres avaient déjà montré l'importance de l'affectif sur le développement d'un enfant... non ?<br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> Terrible vie que celle d'Alain ! Vivement la suite !<br /> <br /> A plus !<br /> <br /> <br />
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