Le Sac Rouge : 6/9

Publié le par Marie A

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Incapable de supporter la révolte qui lui consumait le cœur et le corps à l'écoute de tant de cruauté, Céline éprouva le besoin de s'éloigner. Prenant prétexte des tasses vides, elles les emporta à la cuisine avant de retourner au salon pour écouter la réaction de François devant ce nouveau rejet.

- Ce cri m'a enfin sorti de ma torpeur, et je me suis précipité pour voir ce qui lui arrivait. Je l'ai trouvé recroquevillé dans un coin de la chambre. Il paraissait tellement perdu... j'ai pas su quoi faire. J'ai essayé de m'approcher pour le prendre contre moi, mais il ne m'a pas laissé le toucher... Tout ce qu'il a réussi à faire, c'est me demander de le protéger de la bête qui était revenue... Sur le moment, j'ai cru qu'il était devenu complètement fou, mais je comprends maintenant, et ça me donne envie de gueuler de ne rien avoir pu faire quand il s'est mis à gémir ton nom en se tenant le ventre comme s'il était en train de se faire étriper...

- Et alors, pourquoi tu ne me l'as pas amené ? Pourquoi il ne t'a pas demandé de le conduire chez moi ? Il a su que je le soignerais quand il a eu sa pneumonie, pourquoi il n'a pas pensé à venir ce soir-là ? murmura la jeune femme, prête à se raccrocher au plus petit espoir pour ne pas perdre pieds à son tour.

- Parce qu'il ne croyait plus en toi. Après tout ce temps, il n'avait plus confiance en personne... Son passage chez toi était devenu un beau rêve, mais la réalité l'avait rattrapé et il n'osait plus revenir... Il avait peur de découvrir que tu étais simplement humaine... que ton auréole et tes ailes n'étaient que des illusions d'optique dues à un contrejour.

- Mais c'est égal ! Je l'aurais en tous cas mieux accueilli que vous... Comment est-ce qu'une mère digne de ce nom peut traiter son propre fils de la sorte ? Et toi, quand il était mal comme ça, pourquoi tu n'as pas pris l'initiative de le ramener ?

- Parce que sur le moment, je t'en ai voulu. Pendant des heures il est resté prostré dans son coin, en demandant quel crime il avait commis pour mériter une telle punition. Je ne pouvais rien faire pour le calmer, il était complètement déconnecté du monde... Comment tu voulais que je ne te rende pas responsable de tout ça ?

- Je ne vois pas pourquoi.

- Tu veux vraiment le savoir ? C'est simple pourtant. C'est parce que sans toi Alain n'aurait jamais essayé de revenir... Il aurait continué à aller de l'avant sans se retourner, sans chercher à obtenir ce qu'il n'avait jamais eu...

- Alors c'est de ma faute s'il s'est ouvert les veines, murmura Céline soudain transie... Mais pourquoi je me suis mêlée de tout ça ? Comment j'ai pu me laisser entraîner dans cette aventure ? Je voulais simplement faire une bonne action, mais depuis le début, je n'ai fait que des conneries.

- Il ne faut pas le prendre comme ça, affirma alors François en la prenant contre lui pour la rassurer. C'est vrai qu'en le voyant dans cet état, j'étais vraiment en rogne contre toi... Bien sûr, con comme je suis je n'ai pas pu m'empêcher de le lui dire... Ça lui a fait l'effet d'une bombe, et il m'aurait sauté dessus s'il n'avait pas été vidé de toute son énergie... Il a retrouvé son regard méprisant, le même qu'il avait quand je me moquais de ses jeux parfois bizarres... Il n'a pas compris que je m'en prenne à toi, sous prétexte que sans toi il n'aurait pas subi ça... Il m'a demandé si j'étais jaloux... Tu sais, il n'était même plus révolté. Il parlait posément, sans aucune émotion, comme... comme s'il avait déjà pris sa décision... Et puis il m'a expliqué calmement qu'il était un être humain comme moi, qu'il n'était pas fait différemment, qu'il avait besoin comme n'importe qui d'être aimé... Il m'a raconté comment, depuis sa naissance, il s'était senti comme le reflet de mon miroir. Il se voyait cajolé, embrassé, glorifié, mais sans rien ressentir physiquement... et il n'en pouvait plus. Oh mon Dieu, ça devait être si dur !

Était-ce parce qu'il avait froid, ou pour trouver la force de continuer, François se leva à son tour pour aller refermer la fenêtre, avant de revenir auprès de Céline, et de lui prendre les mains avec douceur.

- Après ça, il a essayé de m'expliquer qu'il avait tiré un trait sur tout, même s'il avait plus d'une fois eu l'impression d'en crever. Il ne voulait garder de son passé que le souvenir de ses quelques semaines chez toi... C'était là qu'il avait eu pour la première fois des caresses, de la tendresse, de la compréhension, toutes ces émotions qui lui étaient inconnues jusque là. Il avait découvert que ça n'avait rien à voir avec ce qu'il imaginait quand il regardait maman me consoler, que c'était infiniment plus doux, plus réconfortant que tout ce dont il avait pu rêver... et il savait qu'il ne pourrait plus jamais vivre sans ça... Après, il a reniflé, il s'est essuyé les joues avec sa manche et il est sorti en titubant. Comme il était déjà trois heures du matin, j'ai pensé qu'il allait se brosser les dents, c'est pour cette raison que j'ai regagné ma chambre... C'est le lendemain que maman l'a découvert dans sa baignoire, complètement vidé de son sang...

Seul un gémissement exprima la douleur de Céline, au moment où son compagnon prononça cette dernière phrase d'une voix tremblante.

- ... C'est bien malheureux, mais il a fallu ça pour qu'enfin, elle réalise que cet homme était son enfant, poursuivit-il plus révolté que jamais. En le voyant si blanc, si apaisé, presque endormi, elle a pété un câble. Elle n'a pas pleuré, elle n'a pas hurlé, c'était pire que ça... Tu sais, on aurait dit une louve qui hurlait à la lune... C'est ça qui m'a réveillé, et quand je suis arrivé vers elle, elle était là, debout, elle mordait son poing en regardant Alain avec les yeux exorbités... J'ai presque dû la porter dans sa chambre pour qu'elle bouge enfin, et alors ça a été un fleuve de larmes. Elle n'a pas arrêté de lui reprocher son geste, de lui demander pardon de ne pas l'avoir compris... de lui dire qu'elle était désolée... Papa a été un peu plus mesuré, en regrettant de ne pas avoir été plus présent et plus attentif... Malgré ça, c'était la première fois que je le voyais pleurer... Mais de tous, c'est Floriane qui a été la plus honnête, en lui disant qu'elle comprenait ce qu'il avait fait... L'enterrement a été terrible. Compte tenu des circonstances, il a eu lieu dans l'intimité de la *famille*. Tu ne peux pas imaginer combien j'ai eu honte. La désolation de mes parents m'a répugné à un point ! Ils jouaient les inconsolables, alors que tout cela était de leur faute...

- Alors ton frère avait tort : il a été pleuré... Il m'avait dit que ce qui le retenait de passer à l'acte, c'était de savoir que personne ne le regretterait...

Cette remarque amère eut le don de ramener un peu de vie dans le regard de François. Comme soulagé d'un grand poids, il prit une profonde inspiration, avant d'ouvrir un sac de sport posé à ses pieds. En silence, il en sortit deux photographies encadrées, un bandana, une paire de lunettes de soleil, une ceinture de cuir et une montre.

- Il avait laissé un mot pour demander qu'on lui enfile ton pull comme dernier vêtement. Et il voulait que tu reçoives tout le reste...

Devant le portrait d'Alain, posant avec sa tronçonneuse à côté d'un arbre gigantesque, Céline sentit son coeur écrasé par un pilon, et elle eut à nouveau besoin de toute la tendresse de son visiteur pour se convaincre que le monde tournait encore, malgré tout ce qu'elle avait appris.

Les deux jeunes gens restèrent côte-à-côte jusqu'au soir, à se remémorer les rares moments passés avec le disparu, ce qui ne contribua pas à apaiser leur sentiment de culpabilité, mais leur permit d'espérer avoir réussi tout de même à apporter quelques heures de repos au milieu de tant de tourments.

Avec la nuit, le chagrin de Céline s'atténua, et elle réalisa que son compagnon avait certainement une amie qui avait envie de le consoler. Pour cette raison, elle s'écarta de ses bras sécurisants, et lui proposa d'aller retrouver sa famille.

- Tu sais, ça va aller maintenant... tu peux me laisser. Si tu me dis où se trouve ton frère, je vais aller le voir demain... Sincèrement, merci d'être venu me parler... Tu ne peux pas imaginer à quel point je t'en suis reconnaissante...

- C'était naturel, voyons. Je regrette seulement de ne pas avoir pu venir te trouver avant la cérémonie... Par contre je ne suis pas d'accord de te laisser toute seule. J'ai bien envie de rester quelques jours auprès de toi, si tu le veux bien. Au moins le temps qu'il faudra pour que tu te remettes de tout ce que je t'ai raconté. Et aussi ça m'arrangerait de pouvoir m'éloigner de la maison. Il faut que je fasse le point, au sujet de ma relation avec mes parents... Ils me répugnent tellement, pour tout ce qu'ils n'ont pas fait pour Alain. J'en veux surtout à maman, pour tout ce qu'elle lui a dit... Mais en même temps, c'est ma mère. Elle a toujours été exemplaire avec moi, elle a toujours été là quand j'avais besoin d'elle... Et surtout, j'avais promis à mon frangin d'essayer de te décider à changer de métier.

- A me... quoi ? Mais pour quelle raison ?

- C'était durant la nuit passée côte à côte dans mon lit. Il m'a dit qu'il ne voulait pas courir le risque de te revoir, mais il m'a supplié de venir te dire que tu avais beaucoup trop de qualités humaines pour les laisser de côté. Il savait qu'il était irrécupérable, et pourtant il était sûr que tu avais réussi à toucher quelque chose au fond de lui... Si vraiment c'est vrai, et je crois qu'il ne mentait pas, je suis d'accord avec lui pour dire que tu n'as moralement pas le droit de refuser de faire la même chose à d'autres qui en auraient besoin. Sincèrement, tu peux, et tu dois, faire quelque chose de plus constructif que de soigner des vieux meubles...

****

*

François resta trois jours auprès de Céline, jusqu'à ce que son chagrin se soit un peu apaisé, et qu'elle se sente assez forte pour aller se recueillir sur la tombe de son ami.

Lorsqu'elle se retrouva seule, un bouquet de roses à la main, devant le tas de terre recouvert de quelques œillets fanés, elle éprouva l'envie de tomber à genoux pour hurler sa colère envers tous ceux qui avaient contribué à ce malheur. Mais soudain, sa haine s'évanouit, pour laisser la place à un curieux sentiment de sérénité et de confiance.

En voyant la croix de bois portant l'inscription *Alain Perdrizat, 1966-1990*, Céline revécut tous ces instants magiques où elle avait oublié sa propre personne pour se consacrer uniquement au bien-être du jeune homme, et l'idée de passer le restant de ses jours enfermée dans l'atelier de M. Gallois lui parut soudain insupportable. Tout à coup, elle ressentit la nécessité de faire quelque chose de concret pour tous ceux qui, comme Alain, avaient besoin de tout ce qu'elle avait reçu. Même sa timidité maladive lui parut dépassée, remplacée par un aplomb capable de soulever des montagnes.

Alors qu'elle commençait seulement à prendre conscience de cette métamorphose, le rêve étrange qu'elle avait fait, la nuit où son ami s'était ouvert les veines, lui revint en mémoire. Elle se rappela ce contact presque réel entre leurs deux mains, et soudain la conviction d'avoir été réellement investie par Alain s'imposa à son esprit.

- Alors, tu n'étais pas seulement une vision, murmura-t-elle en suivant de l'indexe les lettres gravées dans le bois tendre. C'était vrai ? Tu es vraiment apaisé maintenant ? Si tu as réussi à trouver le repos, je comprends ton geste... C'est vrai, ce qu'a dit François ? Tu désires que je change de métier ? Si tu crois réellement que j'en suis capable, eh bien je le ferai... Mais je n'y arriverai jamais si tu ne m'aides pas!

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J
<br /> <br /> De mieux en mieux. J'ai hâte de voir Céline changer de métier !<br /> <br /> <br /> Vivement la suite !<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> A plus !<br /> <br /> <br /> <br />
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