Au Rendez-Vous... : Le Tsar 1/5

Publié le par Marie A

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Lucien tint parole. Dès le lendemain, Nicolas dormit dans une vieille corbeille à linge transformée en berceau pour l'occasion, posée sans façons dans un coin de la chambre de sa mère.

Dès lors une routine immuable s’installa, au contentement de tous les intéressés.

Chaque matin, Nicolas était sorti du lit sans ménagement par ses grands-parents, qui lui enfilaient mécaniquement les vêtements hérités de David-Alexandre et Sully-Daniel, avant de l’emmener à la pouponnière où Hélène le prenait en charge avec aussi peu de tendresse que Louise.

La journée passait alors lentement pour Nicolas, devenu le souffre-douleur de ses camarades de jeux. Car les garçons du Baron, influencés par leur gouvernante, oublièrent rapidement les préceptes de Nanny Marjorie et leur sympathie enfantine pour ce petit sans père ni mère. Encouragés par l'indifférence d'Hélène, ils le considérèrent bien vite comme un jouet amusant, qu'ils brimaient à longueur de journée en misant sur sa peur des contacts pour le paniquer. Seule Marie-Eugénie, trop petite pour comprendre les raisons de cet acharnement, ne participait pas aux jeux cruels de ses frères. Elle préférait soigner ses poupées, et ignorer cet enfant toujours caché sous la table en compagnie de vieux jouets abîmés, les seuls qu'il eût la permission de toucher.

Il en fut ainsi chaque jour, semaine ou dimanche, été comme hiver, jusqu'au matin de son 6ème anniversaire.

 

Bien entendu, à son réveil ce jour-là, Nicolas ne trouva aucun cadeau posé sur la table. Au contraire, vêtu de ses habits du dimanche et le crâne rasé de frais, il suivit sa grand-mère dans la partie du cimetière réservée à ceux que l’église avait réprouvés, devant la simple croix de bois ornant la tombe de sa mère.

Il en était ainsi chaque année, et chaque année, le petit garçon répétait, sans en comprendre le sens, des paroles de repentir dictées par sa grand-mère. Mais en ce 17 juillet 1924, la curiosité de savoir pourquoi il devait demander pardon l'emporta sur la crainte de la fureur de Louise, et le poussa à interroger cette dernière d'une toute petite voix.

Comme il s'y attendait, un torrent d'injures s'abattit sur sa tête avant même la fin de sa question. Brutalement, l'intendante le saisit par le col de sa chemise, et le traîna jusqu’à la petite cabane de bûcheron, à l'intérieur de laquelle tout était resté pareil à ce lugubre jour où tout avait commencé.

Ce fut là, devant le lit encore recouvert des draps imprégnés de sang, qu'il entendit le récit de sa naissance.

Debout, les yeux baissés, et les mains dans le dos, il dut écouter sans prononcer un mot, le calvaire vécu par sa mère durant ses deux derniers mois d'existence. Louise ne lui cacha rien. Avec une cruauté sans égale, elle relata en détails toutes les vaines tentatives d'avortement, et les heures durant lesquelles Huguette était restée alitée, hurlant à la mort et maudissant ce fruit du péché qui ne voulait pas sortir.

Sans aucun égard pour son petit-fils, elle termina en l'injuriant, prenant un malin plaisir à lui répéter qu'il n'était qu'un vulgaire assassin, un monstre sans aucune pitié, un démon uniquement utile à pourrir la vie des pauvres chrétiens.

Ces paroles impitoyables atteignirent le petit en plein cœur, bien qu'il n’ait aucune idée de la signification des termes employés à son encontre. Mais l'intonation suffit à lui faire comprendre qu'il n'avait aucune importance, et que si sa naissance n'avait été saluée par personne, sa disparition était désirée par beaucoup.

Devant cette évidence, un sentiment de malaise s'empara du petit garçon : tant de pensées se pressèrent dans son pauvre petit crâne, qu'il sentit le sol se dérober sous ses pieds en même temps qu'il était pris de nausée. Et soudain, un voile noir s'abattit sur ses yeux, alors qu'il s'écroulait en laissant échapper un faible gémissement.

 

Lorsqu'il reprit conscience, il était seul, couché sur une tache brunâtre inondée du chaud soleil de l'été.

Durant les premières secondes, il resta assis, hébété, persuadé d'avoir été comme toutes les nuits, victime d'un horrible cauchemar. Mais après avoir frotté ses grands yeux bleus avec ses petits doigts maladroits, sa mémoire lui fit revivre les instants qui avaient précédé son évanouissement.

Alors, sans raison, sans qu'il comprenne vraiment ce qui lui arrivait, de grosses larmes silencieuses roulèrent sur ses joues.

Mais pourquoi pleurait-il ainsi ?

Depuis la mort de Nanny Marjorie, plus aucun visage aimant ne s'était penché sur lui. Plus personne n'avait tenté de lui apprendre à avoir confiance en son prochain. Il avait grandi comme il avait pu, tout compte fait heureux de ne pas être comme Marie-Eugénie, embrassé et cajolé à longueur de journée.

Car si son corps et son intelligence n'avaient miraculeusement pas souffert de sa naissance tragique, sa sensibilité n'avait pu s'épanouir normalement. Ce petit, à force de n'avoir connu que les malédictions et le rejet, ne semblait pas avoir besoin de tout ce qui constitue le bonheur d'un être humain, à savoir l'amour et la tendresse. Au fil des ans, il avait même développé une allergie à tout rapport physique, allant jusqu’à s'éveiller plusieurs fois par nuit, apeuré par sa propre main posée sur son corps.

Alors, d'où pouvait bien provenir toute cette désolation, si la douceur et l'affection n'avaient aucun sens pour ce garçonnet de 6 ans ? Était-il aussi insensible qu'il le paraissait ? Ou avait-il, comme tout un chacun, tout au fond de son cœur le rêve secret de retrouver un jour la quiétude rassurante du sein maternel ?

Quoi qu’il en soit, à coup de phrases assassines, sa grand-mère venait de détruire cette maigre illusion. Et cette situation avait de quoi déstabiliser n'importe qui, même un petit enfant pour qui les mots *chagrin* et *bien-être* n'avaient aucun sens.

Durant une éternité, le garçon resta ainsi prostré sur le plancher maculé du sang maternel, incapable de chasser de son esprit la voix hystérique de son aïeule lui relatant sa venue au monde. Les mains plaquées contre ses oreilles, et les yeux hermétiquement clos, il tenta d'oublier toutes ces révélations qui résonnaient indéfiniment dans sa tête.

Et soudain, il explosa dans une terrible colère. Le cœur débordant de ce qui paraissait être de la haine, mais qui n'était en fait que de la douleur, il s'acharna à détruire les rares meubles de la cabane, à déchirer rideaux et draps, avant de s'enfuir à toutes jambes.

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M
<br /> <br /> Ce petit bout était bien trop intelligent pour ne pas poser la question fatidique au cimetière. Le pauvre, qu'est-ce qu'il déguste dis-donc !<br /> <br /> <br /> Le récit, s'il n'est pas réjouissant, est en tout cas passionnant.<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> C'est vrai qu'il est intelligent, ça fait plaisir que tu l'aies remarqué ! <br /> <br /> <br /> Sincèrement heureuse que tu apprécies le récit ! Bonne soirée<br /> <br /> <br /> <br />